Tribune

Le jazz de Pannonica

Pannonica de Kœnigswarter est une véritable icône du jazz


Personnalité hors du commun, Pannonica de Kœnigswarter est devenue une véritable icône dans le monde du jazz, On ne reviendra pas sur sa biographie, mais sur son rapport au jazz, à travers ses relations avec les musiciens, à partir de l’ouvrage Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux (Buchet/Chastel, 2006), qui constitue une base de données statistiques, à travers les réponses à l’enquête qu’elle a effectuée entre 1961 et 1966 auprès de 300 artistes avec la question : Si on t’accordait trois vœux qui devaient se réaliser sur-le-champ, que souhaiterait-tu ? On ajoutera les photographies, de qualités diverses, souvent réalisées dans sa maison de Weehawken, New Jersey, dite Cathouse, et ses innombrables chats (les estimations oscillent entre 100 et 200, comme pour les manifestations). Les photos concernent 100 artistes. Certains sont saisis plusieurs fois, à commencer par Thelonious Monk, bien sûr (29 clichés).

En prenant en considération les dates de naissance et en regroupant par tranches quinquennales, nous obtenons, non pas une pyramide des âges mais une courbe en cloche, avec un maximum de 23,2% pour les musiciens nés entre 1925 et 1929, suivis de près par la tranche 1930-1934 (22,4%). Aux extrêmes, on note le faible nombre de vétérans (Armstrong, Ellington, Count Basie, Coleman Hawkins, Ben Webster entre autres) : 14,4% sur l’ensemble des années antérieures à 1920, avant la remontée des années 1920-1924. Le pourcentage tombe à 16,3% pour les années postérieures à 1935. L’examen des photographies, qui pourraient être considérées comme une marque de plus grande proximité, donne un résultat presque identique : 24% pour les années de naissance 1925-1929, à égalité avec la tranche 1930-1934, 16% pour 1920-1924, précédant les années 1935-1939 (13%), même diminution pour les plus jeunes (2%), ce qui est normal considérant la période de collecte des réponses, et les vétérans (14%) pour l’ensemble des années antérieures à 1915. Les générations antérieures au bop sont donc sous-représentées. Pannonica s’est immergée dans le jazz au cours d’une période cruciale de son histoire. Sa sensibilité l’a portée vers le bop dans sa phase de jeunesse, puis de consolidation. A ce titre, le décès de Charlie Parker puis de Thelonious Monk à son domicile, et l’hébergement de Barris Harris ont une valeur hautement symbolique.

A l’examen des personnes interrogées et photographiées, le jazz de Pannonica est essentiellement new-yorkais en tant que lieu de pratique, pas forcément de naissance. Par exemple, les artistes de Detroit ou de Pittsburgh sont bien représentés. Par contre, on s’en serait douté, la West Coast est absente, à l’exception de Zoot Sims, qui a pris ses distances avec la Californie, et Sonny Clark, bien ancré à New-York et pilier des disques Blue Note. Mais surtout, à part Stan Getz, Gerry Mulligan et Al Cohn, le jazz cool est absent. Lennie Tristano, Warne Marsh, Lee Konitz n’étaient pas du réseau, tout comme Tony Fruscella, disparu de la scène du jazz depuis la fin des années 50. Pour les artistes disons avancés, le tour est vite fait. Le vétéran Sun Ra, Ornette Coleman, Paul Bley et Archie Shepp sont présents, ainsi qu’Alice Mc Leod-Coltrane. On ajoutera Steve Lacy. Le bilan est mince. S’agit-il d’une réticence de Pannonica ? La présence abondante de John Coltrane montre son ouverture. Risquons l’hypothèse d’une marginalisation assumée par bien des tenants du free, d’Ayler à Taylor.

A travers des indices que l’on peut trouver fragiles, semble se dessiner une certaine conception du jazz chez Pannonica. Celle d’un art ancré dans le bop et qui se prolonge sans aucune discontinuité. Ce qui engage à s’interroger sur la catégorie « hard bop », considérée habituellement comme une réaction au jazz cool et à ses dérivés de la West Coast. La proximité de Pannonica avec le monde du jazz new-yorkais des décennies 50-60 fait donc apparaître le caractère irréductible du bop. Le bop de Pannonica n’est pas le be-bop de l’éclosion, ni le bop dur, mais simplement le bop pur.