Scènes

Le souffle et la mesure, Jazzdor 2016

Compte rendu du festival Jazzdor 2016, entre Strasbourg, Mulhouse, Offenburg et Erstein.


Matthias Mahler par Léna Tritscher

Dire que Jazzdor, cette année, s’est mis sur son 31 est une entrée en matière cousue de fil de blanc, mais la musique véhicule toujours un peu de clichés. Alors on ne va pas s’en priver, car, oui, on garde de belles images en tête de notre passage dans la capitale alsacienne jusqu’au-delà de la frontière franco-allemande. Elles nous font dire que cette édition s’est quasiment déroulée sans un accroc, entre le 4 et le 18 novembre, entre valeurs sures et création, avec souffle et un moral de battant.

Dans le paysage européen, des festivals qui arborent haut les couleurs de l’impro pour les décliner avec un accent aigu porté sur la qualité et la nouveauté, il y en a. Mais il faut reconnaitre au festival strasbourgeois de savoir s’appuyer sur des valeurs sures, miser sur des artistes soutenus longtemps en amont, pour se propulser en tête des scènes de musiques créatives. Un regard de mécène sur la création contemporaine, jamais contraint toujours passionné, ça s’entretient. Il faut savoir prendre du recul, sans avoir recours aux stars usées pour assurer la rentabilité, il faut savoir prendre de l’élan, sans se précipiter.

Savourant sa chance, conscient de générer des attentes, de porter une économie, ce festival est devenu progressivement un rendez-vous européen phare, scruté. Ces quinze jours de musiques actuelles qui requièrent l’attention de tous, hors scène et sur scène, n’existeraient pas sans l’écoute portée à l’autre, ses différences, ses atouts. C’est un message fort, plein de sens. Il doit se voir de loin.

Ce mois de novembre a pourtant par ailleurs été propice aux coups d’éclats politiques, aux plaies citoyennes difficiles à panser. L’anniversaire des attentats de Paris - sobrement marqué dans cette capitale européenne -, l’élection de Trump aux Etats-Unis et la montée d’inquiétudes nationales à l’aune d’une année électorale, auraient pu saper le moral des troupes, si elles n’étaient dotées d’un savoir-vivre à toute épreuve, d’un tempérament de battant. C’est sans doute ce qui nous a fait observer, de l’intérieur, ce festival comme l’« édition des batteurs ». Sans doute pour se blinder contre la peur.

Qöölp Jazzdor 2016 © Léna Tritscher

Le jazz est souvent affaire de révérences au répertoire ou aux ainés. Cette édition aura d’abord été généreuse en hommages. La création Brotherhood Heritage, clin d’oeil aux musiques d’Afrique du sud, a conquis l’assistance. Le concert du quartet Qöölp, marquant la sortie du premier disque enregistré par les frères Ceccaldi et deux berlinois, le guitariste Ronny Graupe et le batteur Christian Lillinger, a boosté les énergies. Le duo de Bojan Z et Nils Wogram, remarquable d’élégance fraternelle, là encore, a permis de considérer sereinement l’union franco-allemande dans le cadre du dispositif Jazz Passage. Passé 14 ans de mariage, une alliance dite « de plomb » a éprouvé sa solidité.

Pour la première de Bedmakers, désigné d’emblée comme le quartet le plus chic de l’est, il n’a pas été question que d’uniforme. La force de leur « Tribute to an imaginary folk band » c’est d’avoir trouvé des chemins de traverses entre les balises des ritournelles folks, celtiques et blues. Mon sang breton n’a fait qu’un tour à l’écoute d’airs traditionnel irlandais – associés dans ma mémoire aux pipers des Chieftains ou du flutiste Matt Molloy – ici électrisés par le violon de Mathieu Werchowski. Les blues de John Fahey (auteur de l’éponyme « Jesus Is A Dying Bedmaker ») rejoués par Robin Fincker (ts, cl), épaulé par Fabien Duscombs (dm), toujours tonitruant, ont même gagné en intensité dramatique. Pascal Niggenkemper (b) n’avait plus qu’à avoir recours à un jeu bruitiste brumeux, pour parfaire le tableau.

Bedmakers - Fabien Duscombs © Léna Tritscher

Mardi, ce sont les propositions axées autour du pivot Hamid Drake qui m’ont (em)portée. Le jeu du colosse bouddhiste irradie sans aveugler, s’adapte toujours aux contrastes. D’abord, son duo avec Yuko Oshima a permis de vérifier la loi d’attraction des opposés. Je me demandais comment le jeu musclé, métronomique, de la batteuse pouvait s’adapter aux glissements contrôlés et au groove chaleureux du batteur américain. Elle s’est d’abord distinguée en tension et attention portée aux détails, tandis que lui, grand maître du cool, a répondu en sourires et flots continus de sons sans jamais verser dans l’hyperbole. Inéluctablement, la symétrie a grandi. Gongs, peaux, toms, deux continents se sont regardés, imités et rejoints, sans démonstration vaine.

Le concert suivant, à l’origine, un duo entre Sylvain Kassap (cl) et le batteur américain, a marqué leur dix ans de collaboration. D’abord par la sortie du disque Head or Tail (Rogue Art), puis par une série de dates avec un invité, Benjamin Duboc. Ces trois-là ont un penchant net pour la générosité. Un départ en trombe les fait jouer des épaules pour se placer. Puis, un thème joué par le contrebassiste a donné un ton presque swing, feignant la sécurisé. En réalité, il n’en est rien, tout est improvisé. Tous puisent dans un vocabulaire organique. Kassap fait bourdonner sa clarinette démontée en deux parties, soufflant distinctement et en continu, comme dans un didgeridoo. Drake, au plus près du public, manipule le framedrum comme une extension de sa propre voix, murmurant des mantras. Duboc se penche, souffle ses chants d’entres dans les ouïes de sa basse, et la musique prend corps. Si ancrée qu’elle pousse à grandir avec elle, s’ouvrir en accéléré. Plus tard, une conversation avec le batteur, maître de la soirée, achève de me convaincre de son talent surhumain, pour trouver la musicalité présente en toute forme d’expression. Une leçon de savoir écouter.

Julian Sartorius © Léna Tritscher

Le jeune Julian Sartorius a, lui, offert une leçon de dynamisme, le temps d’une performance solo ou la richesse des matières et des techniques a touché le plus grand nombre. Les visages des enfants subjugués, ce samedi après-midi, ont rendu visibles les vagues initiées par ses percutions sur autant d’objets que l’espace du CEAAC permettaient d’en disposer au sol. Utilisant ses mains pour propager le son autant que pour le contenir (bloquant les vibrations de la cymbale avec ses doigts), ses baguettes et même son souffle pour en changer la texture, le batteur suisse a su faire de ce moment sans heurts, un petite bulle de douce sorcellerie.

Moins légères, les prestations de deux formations américaines attendues cette semaine ont, malgré elles, porté l’écho de l’aberration politique du moment, l’élection de Trump à la Maison Blanche. Au centre social le Fossé des Treize – nouveau lieu du festival qui devient également lieu de programmation des concerts de la saison – était programmé le trio de Sylvie Courvoisier avec Kenny Wollensen à la batterie et Drew Gress à la contrebasse, avec qui a été enregistré Double Winsor, sorti en 2014. Disque d’une classe immense, mais finalement peu tourné en trio original. Le tandem rythmique se révèle lentement, met trois morceaux pour se révéler frondeur, telle qu’on l’attendait, peut être pour laisser place aux poings et griffes rageurs de la pianiste, qui évoquera lors de l’introduction de « Time Gone Out » son immense trouble face aux nouvelles glaçantes venues des USA. Le concert se révèle échafaudé à merveilles, cependant.

Dave Douglas, pour la première date en France de son « New sanctuary » au douze chapitres, aux côtés de Marc Ribot (elg) et Suzie Ibarra (dm) alterne, lui, le chaud et le froid. Un morceau enveloppant succède à une salve de sons rugissants, mordant les tympans au point qu’il est préférable de les recevoir en étant placé suffisamment loin des enceintes. Le trompettiste prend la parole pour évoquer son « état de choc » face aux résultats de la présidentielle. On eu aimé entendre le point de vue du si sensible Marc Ribot, mais c’est dans son jeu, affecté, que se lit son désarroi. Par exemple dans quelques emprunts à l’histoire américaine déjà marquée de mille combats : les thèmes de « When The Saints Go Marchin In » ou ce « Blue Rondo à la Turk » de Brubeck (transposée en France sous le titre « A bout de souffle »). Ibarra, elle, divise ce soir là l’assistance car elle semble déconnectée, cherchant refuge ailleurs, le plus loin possible, peut-être. La musique stroboscopique de ce nouveau grand trio New-yorkais, constitué de membres passés par l’école Zorn, éclatera encore dans bien d’autres contextes, ils en donnent leur parole.

Marc Ribot - « New Sanctuary » © Léna Tritscher

Une soirée consacrée à l’exploration sonore était proposée à la Filature à Mulhouse. Julien Desprez y a présenté la version tridimensionnelle de son Acapulco : Redux. Contrairement à ce que son nom laisse entendre, il s’agit bien d’une version augmentée de son solo joué depuis un territoire lumineux disposé au centre du grand théâtre. Au sol des rangées de pédales, samplers divers, sont encadrés par des projecteurs à LED. Le guitariste, au jeu de scène minimaliste et tendu déclenche la foudre avec sa Statocaster, par des coups de manche qui le font apparaitre/disparaitre, s’agiter/s’immobiliser, s’approprier le temps et l’espace dans un mode syncopé. Il joue la pulsation musicale à l’interrupteur. Les trous noirs deviennent sensations. Ebouriffante et pourtant sans esbroufe, la prestation est une réussite née du travail avec le scénographe Gregory Edelein et la créatrice lumière Cécile Guigny.

Dimanche 13 novembre. La France commémore, le bilan de la semaine politique a tout d’une gueule de bois carabinée, on est fatigué de penser, et la journée prend des airs hivernaux. On cherche à rire d’une actualité qui prête à pleurer. L’urgence est au réconfort. En cette après-midi, le festival nous balade, d’Offenburg à Erstein sans un accroc. Un art de recevoir que les membres de Journal intime saluent lorsqu’ils entrent sur scène à 17h, à 30 km de Strasbourg, dans l’auditorium du Musée d’Art Moderne Würth.

A Jazzdor - qui avait programmé le Bal des Faux Frères en clôture 2015 - on sait que le trio sait saupoudrer l’ambiance d’un groove venu des graves vrombissants du saxophone basse de Frédéric Gastard. C’est lui qui narre les histoires liées à la naissance de ce « Standards ». Il a pris vie de l’envie de Sylvain Bardiau (trompette), Matthias Mahler (trombone) et Fred Gastard de se réapproprier les classiques en leur donnant une nouvelle tournure pour provoquer leur ré-écoute. Attaques, arythmies, deconstructions, donnent un coup d’air frais aux « Give Me The Simple Life », « Old Folk », « Chelsea Bridge » « Stella by Starlite », « What Is This Thing Called Love ». La fanfare de poche est même parvenue à faire oublier la voix de Nat King Cole sur « Blame It On My Youth ». Reprochons-le avant tout au son splendide du trombone de Mahler, transfigurant un chorus en tableau de mille couleurs. La trompette reine reviendra pour « Ain’t She Sweet » titre même popularisé par les Beatles. Jubilatoire et enjôleuse, on a l’intime conviction que cette création a de beaux jours devant elle, et l’on ne souhaite rien de moins à ce festival d’automne endurant. Le secret du long terme, c’est la respiration, quand d’autres ont tendance à partir en apnée.