Chronique

Le trompettiste de Staline

Patrick Anidjar

« Ce roman est très librement inspiré de la vie du trompettiste russe Ady Rosner », annonce Patrick Anidjar au tout début de son livre. « Ady » ou « Eddie » (tel qu’on le dénommait jusque-là) Rosner fait partie en effet des musiciens expédiés au goulag à la même période qu’Izzy Grynberg, un des héros du présent roman, ce qui évite de les confondre, même si les traits du second doivent un peu (beaucoup) au premier ! Mais qu’importe, puisqu’il s’agit d’une fiction, d’ailleurs publiée dans une collection intitulée « L’histoire en roman ». [1]

Appliquée au jazz, cette dénomination nous rappelle quand même quelque chose… Au moins, et pour aller vite, le titre d’une émission fameuse d’Alain Gerber sur France Musique et les « romans » qui en étaient issus régulièrement, et les trois volumes d’un important travail du musicologue Philippe Gumplowicz, publiés sous le titre Le roman du jazz, et sur lesquels il s’explique ici, en réponse à mes questions.

Car c’est peu de dire que cette façon d’appliquer au jazz (et à lui seul) dans son histoire le qualificatif de « roman » aura posé problème. Pourquoi, en effet, ne pas énoncer aussi que « l’art est un roman » ? Et que dira-t-on du cinéma ? Les grands acteurs n’ont-ils pas inspiré des écrivains, à mi-chemin du travail de l’histoire et de la construction romanesque ? Mais c’est le jazz qui a remporté le pompon !!! A cause du nombre de ses héros malmenés par le destin ? Parce qu’il s’oppose à l’Art précisément en ce qu’il critique d’emblée le marché, sur lequel repose au contraire ce dernier ? En tous cas, et même si d’évidence Gumplowicz et Gerber sont autant et même plus « musicologues » que « romanciers du jazz » (c’est plus compliqué avec Gerber, qui a aussi eu une carrière de romancier), le jazz aura (surtout en France) beaucoup titillé les écrivains du côté de la fiction.

Disons qu’avec Le trompettiste de Staline, au moins c’est clair : c’est bien d’un roman qu’il s’agit : bien ficelé, construit, conduit, il se lit… comme ce qu’il est. Deux personnages en occupent le centre : le narrateur d’une part qui, quasi convoqué à New York un mois après les attentats du 11 septembre 2001, finira par se trouver une généalogie nouvelle et surprenante, et « le trompettiste de Staline », Izzy Grynberg, dont on suit les aventures amoureuses et musicales au fil d’épisodes qui nous conduisent d’Odessa à Paris et finalement Moscou, sans oublier la scène quasi primitive (et véridique en ce qui concerne Eddie Rosner) où il est amené à diriger son grand orchestre à Sotchi dans une salle vide… ou presque, car un seul spectateur est présent, amateur de trompette et de musique populaire en ces temps de guerre : Staline. On sait qu’après 1945, ce fut plus compliqué.

Par effets de « flash-back » répétés, on se déplace du « maintenant » du locuteur au passé du trompettiste, puis ces allers-retours s’estompent, se brisent, jusqu’à la révélation finale que je vous ai celée le plus possible. C’est bien la première fois qu’un roman du jazz tient ses promesses du côté de la dramaturgie romanesque. Alors, pourquoi pas ?

par Philippe Méziat // Publié le 17 mars 2014
P.-S. :

Plon, collection « L’histoire en roman », 416 pages, 17,90 €

[1Un film a également été tiré de la vie tragiquement stupéfiante d’Eddie Rosner, sous le titre Le jazzman du goulag.