Chronique

Léandre/Delbecq/Carnage The Executioner

Tout va monter

Joëlle Léandre (b, voc) Benoît Delbecq (p, elec, fx) Carnage The Executioner (voc)

Label / Distribution : Nato

Chez nato comme au jeu de l’Oie, le retour à certaines cases est indispensable pour qui veut repartir de plus belle. Depuis 2011 et un premier Retour à la case Dunois, le label de Jean Rochard convoque ses figures marquantes pour des croisements inédits entre générations. L’esprit d’ouverture et de liberté sur fond d’échange entre l’Europe et Minneapolis, si importante, est ici fondamental ; c’est ainsi que Lol Coxhill rencontra JT Bates en compagnie de Barre Phillips, ou que Steve Beresford croisa Matt Wilson. Le tour de Joëlle Léandre devait venir, elle qui a longtemps fait du Dunois son jardin. C’est chose faite avec Tout va monter, enregistré en trio dans une configuration inédite qui fleure bon le nato de ces dernières années.

A ses côtés, le pianiste Benoît Delbecq (dont le Crescendo in Duke est une référence incontournable du label), et le beatboxer Carnage The Executioner, figure du hip-hop des Twin Cities dont l’alliance avec Desdamona dans Ill Chemistry est dans les toutes les mémoires. Ajoutons l’ingénieur du son Étienne Bultingaire, qui enregistre le concert et travaille depuis longtemps, entre autres, avec Delbecq, à la matière des sons que ses claviers peuvent malaxer. Ce n’est pas un hasard si l’un des morceaux s’intitule « Bonjour Étienne » : tous les sons produits par ce trio de rythmiciens curieux se mélangent pour former un écheveau malicieux. Le glissement d’archet et le souffle entêtant, le tintement étouffé du piano préparé et le claquement de langue. La voix de Joëlle Léandre et les percussions environnantes. Une jungle où chaque plan pousse comme le haricot de Jack ; un délicieux casse-tête pour ingénieur du son et une explosion de sensations pour l’auditeur.

Ce n’est pas le seul hommage ici. « Pour Annick » convoque l’esprit de la regrettée Annick Nozati dans un échange vindicatif entre contrebasse et beatbox, voix contre voix, sur une rythmique hip-hop assumée où Joëlle L. se sent chez elle. Elle y est d’ailleurs, comme partout ailleurs. On pourra s’étonner et gloser sur le télescopage entre improvisation et hip-hop. Mais depuis son expérience avec Serge Teyssot-Gay, on sait la contrebassiste capable d’embrasser toutes les grammaires. C’est l’éclatante évidence de ce disque. Il serait logique, puisqu’un musicien de hip-hop africain-américain rencontre deux musiciens de la scène improvisée européenne, de supposer un round d’observation. Un pas l’un vers l’autre. Mais sur un morceau aussi dense que « Chewing Rock », c’est à un triple pas de côté qu’on assiste. L’électronique de Delbecq est un sol idéal à labourer, et cette terre nouvelle s’annonce fructueuse.

Tout va monter. Le son, la sève, la tension. Le fruit est mûr et juteux, il n’y a plus qu’à croquer dedans. Pendant des années, le jazz et ses avatars ont tenté de se marier au rap et à ses divisions avec des résultats allant du clinquant de la voiture tunée à la sucrerie périssable qui colle aux dents quelques années plus tard. Avec ce trio, on s’aperçoit que la solution est de réunir des talents pour faire absolument autre chose. Créer de nouvelles passerelles, cultiver de nouveaux terrains. Défricher, défricher, et encore défricher. Quand la recette est aussi efficace que « Trio en forme de chevaleret », la recette ne fait pas de doute. Ce retour à la case Dunois est un passage obligé. Hors de question de passer son tour.