Entretien

Leïla Martial

Entretien réalisé avec Émile Parisien dans le rôle du témoin actif.

Photo : Leïla Martial par Michel Laborde

L’esprit de Marciac, liberté et discipline, Circles et Baa Box, clown, Valentin Ceccaldi et l’acoustique, leader et interprète, la vidéo, le solo. La quête de soi et des autres… Plongée dans l’univers d’une femme et d’une artiste sensible et libre.

Qui est Leïla Martial ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, tant l’artiste possède de multiples facettes. Avec l’aide d’Émile Parisien, c’est ce que nous avons tenté de faire dans cet entretien au long cours, sans faux-fuyant.

Leila Martial par Fabrice Journo

Leïla Martial, Émile Parisien, vous êtes tous les deux passés par le collège de Marciac, que vous reste-t-il aujourd’hui de cette expérience ?

Leïla Martial : Une approche ludique et joyeusement bordélique de la vie et de la musique, comme un jeu. Ce qu’il m’en reste de très caractéristique, c’est ce souci de me réaliser par le jeu, avec mon instrument, avec la musique, avec les gens.

Émile Parisien : Je suis assez d’accord. Je dirais que c’est un accompagnement pour des jeunes gens, à partir de onze ans, pour se structurer soi-même. Il y a des écoles, des collèges, où on fait du sport où on pratique des arts, et là, ce sont des gens qui ont décidé d’accompagner des jeunes autour de la musique de jazz. La vocation du lieu n’était pas de former de futurs génies de la musique ou des gens qui allaient en faire leur métier. C’était vraiment une volonté d’accompagnement et ça a marché. On peut voir aujourd’hui que ça a donné des adultes avec une personnalité vraiment singulière, en tout cas dans la musique. Pour moi, c’est une expérience vraiment géniale, Marciac. Nous avons ainsi passé deux ans ensemble, avec Leïla, dans ce collège et à l’internat. On se côtoyait tous et on a commencé à être un peu copains à cette époque.

LM : Oui, d’autant que c’est un lieu où on passait plus de temps que dans notre propre famille. On y était internes cinq jours par semaine, et en autogestion aussi. On était quarante à l’internat et tout était en construction. Tout s’inventait sur le tas. Les enseignants n’étaient pas forcément des pédagogues en arrivant dans ce collège et ils essayaient de s’amuser avec nous et on était partants. Tout était nouveau. On était les premiers. Tout s’inventait, y compris la vie en collectivité. Personne ne savait trop comment ça devait fonctionner. Et puis, dans ce tout petit village, nous amenions une véritable vitalité. Nous étions un objet de curiosité aussi.

Vous sentez-vous plutôt chanteuse ou plutôt vocaliste ?

LM : Plutôt vocaliste, évidemment.

ÉP : Excellente question, en tout cas…

LM : Plutôt vocaliste, après… pourquoi faire la distinction ? Une/un vocaliste qui n’est pas chanteuse/chanteur, ça ne me paraît pas intéressant. En revanche, un chanteur qui n’est pas vocaliste, ça peut l’être, à mon avis.

ÉP : Oui !

LM : En fait, je ne sais pas trop comment je me situe. J’absorbe la musique, comme je l’entends. Je suis touchée par des choses tellement différentes. Les voix m’émeuvent énormément. Les voix primitives aussi. Les voix des Pygmées Aka, les chants de gorge inuits, les Tziganes, enfin tout ce qui se chante comme ça, avec rien… C’est pour moi une source d’émotion, depuis toujours.

Vous considérez plutôt la voix comme un instrument, finalement ?

LM : Oui, et comme une approche de la vie. Les peuples que j’ai cités par exemple, c’est leur façon de vivre qui nous est révélée par leurs chants, c’est comme un autre langage. C’est un tableau, un témoignage de ce qu’ils vivent, à travers le son.

Est-ce que ça ne dépend pas des projets que vous défendez ? Avec Baa Box, pour moi, vous êtes avant tout vocaliste. Dans Circles d’Anne Paceo, j’ai l’impression qu’avec le temps vous allez plus vers le chant.

LM : Circles, plus vers le chant ? Dans quel sens ?

ÉP : Tu y serais plus chanteuse…

LM : Oui, en effet. C’est un écrin qu’Anne a voulu ainsi et c’est un travail intéressant pour moi aussi, d’être dans un contexte où on me demande d’épouser le rôle de la chanteuse. Au début, je ne me sentais pas très légitime, je dois le dire, à chanter des chansons en anglais. Je me demandais pourquoi Anne m’avait choisie, moi. En fait, c’est la palette dont je dispose qui l’intéressait chez moi, et pour le coup, ce temps passé à chanter des chansons m’a finalement permis de découvrir les saveurs que procure l’interprétation, chaque fois plus incarnée. On a tellement joué Circles que c’est une expérience passionnante de polir la matière musicale, d’aller chercher toujours plus profondément, avec les mêmes personnes, dans des contextes différents. Je me rends compte, moi qui ai toujours peur de l’ennui, que ça ne suscite rien de tel. Il s’agit simplement d’explorer d’autres contrées de la musique et c’est ce que je cherche viscéralement !

En tout cas, pour avoir vu Circles plusieurs fois, vous donnez l’impression de vous y épanouir chaque fois davantage. Vous ne serez peut-être pas d’accord mais j’ai l’impression que vous êtes plus à l’aise là que dans Baa Box où on sent moins de lâcher-prise, en tout cas sur le concert de Malguénac, cet été.

LM : C’est assez naturel aussi. Dans un cas, je suis dans un projet porté par quelqu’un d’autre, dans Baa Box, la responsabilité, c’est moi qui la porte.

ÉP : Je voulais juste ajouter que j’en parlais avec Pierre Tereygeol. Je lui disais que j’avais observé vos visages, sur scène. Je vous ai trouvés très concentrés, ne vous regardant pas beaucoup. Sur ce plan, je suis plutôt d’accord avec Jean-François. Mais je ne sais pas si ça signifie qu’on y prend plus ou moins de plaisir, c’est juste une histoire de concentration. Et puis, quand on est leader, on doit tenir toutes les ficelles, on porte toutes les responsabilités, ça demande forcément une attention toute particulière. Et là, je te rejoins, Leïla.

LM : Et puis, ce n’est pas la même musique. Le répertoire d’Anne comporte des chansons plus courtes, c’est beaucoup plus ficelé. Baa Box, c’est une musique plus ardue. Et là en l’occurrence, nous n’avions pas joué depuis deux mois. C’est également une réalité : plus un groupe joue, plus il est à l’aise dans ses baskets ! La complexité de la musique fait aussi qu’on l’habite plus ou moins vite.

ÉP : Ça, c’est exact.

LM : Mais vous verrez, le nombre croissant de concerts de Baa Box va bientôt vous faire changer d’avis !

Leïla Martial & Émile Parisien à Malguénac 2017

Puisqu’on parle de Circles, Émile, (petite parenthèse) c’est vous qui teniez le saxophone au début de l’aventure. Pas de regrets ?

ÉP : Non. C’est vrai que j’ai participé à l’enregistrement, j’ai même fait les premières dates. Ensuite, les circonstances ont fait que je n’ai pas pu continuer. J’ai quand même fait quelques dates à cinq, avec Christophe Panzani qui m’a succédé. On se connaît tous très bien. C’était superbe, très familial, très collégial avec un véritable esprit de groupe très soudé. C’est un plaisir décuplé dans ce contexte. J’ai été très content d’avoir été de l’aventure pendant un certain temps. Ça m’a apporté beaucoup de choses : une belle expérience, assurément.

Le succès de Circles est très grand, le spectacle tourne beaucoup. Qu’est-ce que ça vous apporte, Leïla, une tournée aussi longue ?

LM : De l’assise. C’est la première fois que je joue une musique aussi longtemps avec les mêmes personnes. Circles laisse à chacun de nous de la place, donc de la liberté. Ça permet, en même temps, d’aller plus loin, d’être plus audacieux et d’être plus soudés. Je crois que ça m’a permis d’acquérir de la solidité, de la maturité et beaucoup de confiance. Que du bon !

ÉP : Cette confiance nouvelle que tu as acquise dans ce groupe rejaillit sur ton propre travail. Le succès de Circles t’autorise pour toi-même une nouvelle audace, cela se sent.

LM : Tu as raison. Jusque là, pour certaines personnes, je pouvais paraître illisible. Circles m’a permis d’être plus identifiable, plus identifiée. Pour certains, j’étais un peu inclassable. Là, avec Anne, il y avait un cadre plus lisible, une musique plus accessible pour se rendre compte de ce que je propose, moi, avec mon langage. Ça m’a permis de me sentir à ma place et de savoir plus exactement ce que j’ai envie de dire.

ÉP : Est-ce que tu te sens complètement toi-même quand tu joues avec Anne Paceo ?

LM : Il y a une double réponse à ta question. Il n’y a aucun projet dans lequel je me sente moi-même à 100 % et en même temps je me sens chez moi dans tous. C’est pour ça que j’ai besoin d’avoir des projets divers. Je suis multiple et j’ai commis l’erreur commune aux jeunes musiciens de tout miser sur un projet, comme dans une histoire d’amour quand on se dit qu’une relation va tout combler et qu’on déchante — c’est le cas de le dire pour moi — parce qu’on se rend compte qu’on ne peut pas attendre toutes les réjouissances d’un seul sujet. C’est la meilleure façon d’être un grand frustré.
Il faut donc déployer encore plus d’énergie pour inventer des sortes de petits écosystèmes musicaux qui vont faire exister d’autres registres, d’autres champs de possibilités. Je me suis rendu compte par exemple que j’avais des frustrations avec certains groupes en termes de finesse acoustique, « timbrale » parce que le chant c’est aussi ça. Je joue avec des orchestres où je suis sonorisée, où il faut envoyer et où il y a certaines propositions très fines qui ne passent pas. Alors, on est en manque.

J’ai grandi avec des musiciens classiques et j’ai parfois souffert par la suite de ne pas retrouver cette qualité d’écoute que permet l’acoustique, cet espace où le silence est maître et où les interventions viennent simplement le ponctuer. Le duo que nous avons créé avec Valentin Ceccaldi, Fil, me permet justement de retrouver cet écrin et de plonger dans une intimité sonore, dans un registre à la fois romantique et contemporain, et d’y déployer une fragilité presque sacrée.

Quand je fais du clown et de l’improvisation, j’ai besoin de vertige, d’aventure totale voire brouillonne et foutraque : j’aime ça et j’en ai besoin. Avec Anne, c’est sans doute le cadre le plus balisé que j’aie expérimenté et je l’ai apprécié car il est vrai qu’en tant que « leadeuse », je peux être bordélique. Quand je suis dans le projet d’un(e) autre, j’ai toujours une proposition forte à faire : j’adore ça, m’intégrer à un univers tout en apportant ce que je suis. Par contre, quand il s’agit d’être leader,- n’est-ce pas Émile, je crois que tu as le même souci - tout de suite, c’est comme un carrefour aux mille directions. Et quand on est une éponge, comme nous le sommes, c’est très difficile de faire un choix et de dire : « avec ce projet sous mon nom, j’ai décidé d’aller là ». Tout de suite, en effet, on s’enferme. Alors que, quand on arrive dans une œuvre dont le carcan est déjà défini, on peut se risquer à taper à toutes les portes, sur tous les murs et ça va sonner ! Alors qu’avec son propre travail, on a toujours cette espèce de fantasme, d’idéal de se dire : « ça va me représenter à 100 % ». Ce n’est qu’un leurre.

ÉP : Tout à fait d’accord. On ne peut pas être tout en même temps. Pour être, se réaliser, il faut s’exprimer dans ce qu’on conçoit et aussi dans un cadre défini par d’autres.

Si je comprends bien ce que vous êtes en train de dire, et là vous rejoignez le credo des classiques : la contrainte est un facilitateur de la création, un facteur de liberté. Aussi paradoxal que ça puisse paraître…

LM : Oui, (elle rit) c’est complètement ça : liberté = discipline.

Baa Box, Baabel, que signifient ces syllabes qu’on retrouve dans votre univers, Leïla ? Elles ont une signification ? C’est un code, un mot de passe ?

LM : La réponse se trouve dans le premier titre de Baabel, « Je bêle donc je suis ». Baa Box, c’est la boîte à « bêê » puisque « baa » c’est le cri de la chèvre ou plus exactement du mouton en anglais, tout ça est métaphorique. C’est une chèvre enrouée, une chèvre à la gueule de bois (rire général). Pour moi, ce cri a quelque chose de totalement impulsif et d’inesthétique. C’est un peu moi dans ma façon de chanter, de m’exprimer. « Baabel », c’est aussi la Tour de Babel aux mille langages, en relation avec l’approche que j’ai de la voix. Pour la petite anecdote, je voulais appeler le disque « Je bêle donc je suis » et Fred Goaty m’a convaincue que « Baabel » était une meilleure idée, plus internationale, car « Je bêle donc je suis » ne s’adressait qu’aux francophones et restait un peu hermétique.

Leïla Martial à Jazz sous les pommiers 2017

Pourquoi avoir invité Émile Parisien sur ce projet ? Attention à ce que vous allez dire…

LM : Émile, c’est mon alter ego dans sa façon de vibrer et de vivre la musique. Artistiquement et humainement, nous sommes très proches. J’ai une profonde estime pour Émile. Les mots me manquent pour décrire ce que je ressens. C’est comme… C’est comme si c’était mon chant mais avec un instrument. Oh tiens, je suis émue…

Émile, vous pouvez prendre le relais ?

ÉP : Pour moi, c’est pareil… Et tiens, l’émotion me gagne à mon tour…

Vous voulez qu’on fasse une pause ?

ÉP : Non, non, non. Je pense, Leïla, que tu n’y as peut-être pas réfléchi longuement. C’était sans doute le bon moment pour qu’on se croise. Cette invitation m’a beaucoup touché et en même temps c’était très naturel. Ça a tellement de sens pour moi d’être là, de partager, d’accompagner.

Quand vous êtes entré, Émile, vous avez immédiatement collé au projet. Votre chant s’est élevé, ce son bien à vous, si reconnaissable, et on a néanmoins eu l’impression qu’il était là, naturellement, comme un prolongement de ce qu’on avait entendu jusqu’alors. (Leïla rit sur les derniers mots)

LM : Eh bien, c’est exactement ça. C’est un prolongement, c’est une même voix. Ça s’épouse totalement pour moi. C’est une même sensibilité. Quand je parlais de cri primitif, primal, chez Émile c’est précisément cela, un cri sublimé. C’est au-delà du chant, c’est le corps tout entier qui se fait musique.

ÉP : Le contexte est là, je suis invité sur deux titres, pour le disque et parfois sur scène. Mais une fois que je suis là, invité ou pas, que je joue du saxophone, qui je suis, etc., on s’en moque ! Je suis, nous sommes dans l’instant présent. Ce qui nous importe à tous c’est la circulation musicale entre nous.

Je ne suis pas là pour faire mon Émile, je suis vraiment là pour accompagner ce que ce groupe soudé, Baa Box, propose et m’intégrer à son univers. Je l’ai dit à Leïla en sortant de scène, j’ai senti que j’étais dedans immédiatement, très bien accueilli, intégré. La présentation faite par Leïla, très sympathique, non traditionnelle, y a contribué mais c’était totalement instantané, spontané. Merci Leïla pour ce moment, pour cette présentation qui faisait un pied de nez aux conventions pour être immédiatement dans la musique. C’était beau. Merci. Tu vois ce que je veux dire ?

LM : Oui, oui. Tu étais là comme quelqu’un qui se serait absenté un petit moment et qui revient. Et ce n’est bien sûr pas le tapis rouge, avec dramatisation : « Et maintenant, solo de… ». Tu étais là, point. C’est un bloc.

Le public, je crois, l’a parfaitement senti dans les regards que vous échangiez. Dans les sourires de connivence qui s’épanouissaient, chez l’un et l’autre, et vous conviendrez que vous n’êtes pas forcément souriant en scène, Émile…

ÉP : Ce n’est pas faux. Là, on parle beaucoup de musique mais c’est aussi une grande aventure humaine, qui dure depuis plus de 20 ans. C’est un bonheur de nous retrouver sur scène ou à boire un café avant le spectacle ou après. C’est la vie : on est heureux de passer des moments ensemble, tout simplement.

LM : C’est beau, dit comme ça. Bien sûr, c’est la famille, la famille proche.

Leïla, vous avez d’abord été attirée par le théâtre. Maintenant, c’est la musique mais il y a Les Cachalots, Furia ! Alors, théâtre ou musique : vers quoi votre cœur balance-t-il ? ou est-ce que cela a encore un sens de distinguer entre les deux dans ce que vous faites ?

LM : Je pourrais parler d’expression de soi. Dès l’enfance, j’ai eu ce besoin d’exprimer ce que je ressentais de la vie, de donner mon avis que ce soit en chantant, en dansant ou en jouant la comédie. C’était vital pour moi. J’ai grandi dans une famille de musiciens, j’ai toujours chanté, improvisé, ce n’était pas quelque chose de réfléchi. Je ne peux pas dire « ça a commencé là ». Ça a toujours été là. A un moment, j’ai eu envie d’être comédienne, maintenant je fais la clown. Je m’y sens vraiment dans mon élément, à ma place. J’aurais aussi aimé être danseuse. Tout cela forme un tout. Le dénominateur commun, c’est l’improvisation. Je veux exprimer ma perception de la vie. Apporter mon petit témoignage.

En ce qui vous concerne, je ressens que la voix n’est pas que la voix, c’est le prolongement de tout le corps. L’expression physique, gestuelle est très importante. La voix n’est que l’instrument ultime, le truchement par lequel s’exprime tout ce qui se vit corporellement. On n’est pas très loin du théâtre

LM : Oui, c’est l’outil, l’instrument que j’ai le plus travaillé, dans les plus petits détails et qui me permet d’extérioriser ce que je vis, ce que je ressens. On n’est pas dans le souci de l’esthétique, la poursuite du « joli » n’est pas mon but. La grâce véritable c’est autre chose que la joliesse. Pour moi, ce qui compte, c’est que je reçois, ce que je reçois à l’intérieur : c’est fait de mes rencontres avec les autres, des questions que je me pose…

ÉP : Quand tu joues au théâtre, quand tu es clown, quand tu danses, tu vas chercher un moyen d’exprimer des choses que le chant ne te permet pas d’extérioriser ? Tu as besoin d’aller chercher dans d’autres formes d’art, d’expression pour briser les limites du chant ?

LM : Ta question est importante. En tout cas, j’ai l’impression que je suis exactement la même quand je suis en clown, en expression libre, en train de chanter ou de danser. Ma sensibilité est la même. Par contre, récemment, j’avais envie de travailler plus le corps. En effet, ma passion c’est l’improvisation, le vertige de l’instant parce que dans la vie j’ai besoin de (me) contrôler tout le temps. C’est pourquoi, artistiquement, j’éprouve la nécessité de me mettre dans des situations hors contrôle. Mon équilibre est là. J’ai envie de trouver des moyens de me taire. Davantage de moyens de m’exprimer mais en me taisant. C’est une quête. Les seuls regards peuvent suffire.

Un clown, pour moi, ce n’est pas un spectacle humoristique où on va se taper le cul par terre. C’est une façon d’exprimer une sorte de trop-plein d’humanité. C’est quelqu’un qui, par sa seule présence, va réveiller / révéler chez l’autre tout son monde. Je suis dans une investigation, une exploration permanente de moi. Ce qui est beau, c’est que, par simple effet de miroir, le spectateur puisse réaliser qu’il est aussi porteur de mon / son monde. Le clown, c’est l’handicapé social par excellence, c’est juste un morceau d’humanité qui est posé là et qui n’a rien à faire, qui ne sait rien faire. Au même moment, il a l’instinct de vie, « où est-ce que je vais ? », et l’acceptation de ce qu’on ne contrôle rien, que ce n’est pas nous qui décidons complètement de la direction. J’ai besoin de cette sensation d’exister qui est sans commune mesure.

ÉP : Pour clore ce sujet, est-ce qu’il y aurait une forme d’art, d’expression que tu n’aurais pas explorée et qui te permettrait d’exposer une partie de toi inexprimée à ce jour ?

LM : (Silence, puis rires… )

Leïla Martial par Michael Parque

C’est une perche qui vous est tendue, non ?

LM : Une perche à selfies ! … Une chose que je n’aurais pas explorée ?

ÉP : Oui, quelque chose dont tu pourrais ressentir le besoin, qui te permettrait d’exprimer quelque chose en toi que tu sens, pressens et dont tu ne sais pas ce qui te permettrait de la mettre au jour. Peindre, dessiner, que sais-je ?

LM : Je pense que mon besoin, mon manque est insatiable. C’est sans fin. De toute façon, si on a un jour l’impression d’avoir été entendu, il n’y a plus besoin de s’exprimer. On se tait. Mais (heureusement !), j’ai toujours l’impression de n’avoir pas été totalement comprise. Alors, je remonte sur scène. La réponse à ta question : c’est le corps que j’ai encore besoin de travailler. Je suis une hyperactive depuis mon enfance, j’ai un problème de canalisation d’énergie…

ÉP (ironique) : Ah bon ?

LM : Récemment, j’ai reconnecté avec certaines aptitudes pour le sport, le sprint. J’ai regardé l’athlétisme pendant une semaine avec ma petite cousine ! Je cours, ça m’ennuie mais j’en ai besoin. Ce que j’aime surtout, c’est la vitesse, la sensation de se dépasser… C’est, je suis, une quête sans fin !

Est-ce que cette dernière phrase vous paraît, Émile Parisien, une bonne définition de Leïla Martial ?

ÉP : Alors là, absolument. C’est le fond de nos multiples discussions sur la vie, sur l’engagement, sur l’expression, sur la façon de procéder dans cette quête de toute notre vie pour nous trouver nous-mêmes. C’est un sujet d’échanges constants entre nous dont elle vient de livrer un témoignage sincère, intègre.

Et maintenant, dans l’immédiat ?

LM : Je suis en train d’écrire un nouveau répertoire pour et avec Baa Box, par ce que c’est important de se renouveler. Dans le cadre de ma quête sur la voix, je vais aussi aller au Cameroun cet hiver pour rencontrer les Pygmées dont la musique me touche énormément. Ce sont des élans qui remontent à mes dix-neuf ans, une époque où je suis allée séjourner avec les Tziganes. C’est un besoin d’immersion. Je me suis aussi remise à écrire parce que j’éprouve le besoin constant d’être au contact de moi-même.

Quand je dis que je suis multiple, je parle de l’interprète. C’est un besoin de se projeter sur scène pour exister dans l’instant. Mais le risque, c’est de se couper complètement de l’énergie du compositeur qui, elle, requiert un temps lent pour exister, se projeter. La vie du compositeur est déliée, ralentie, suspendue. On est en soi. Ce n’est pas du tout le même état qui est mobilisé chez l’artiste qui monte sur scène, même si ça peut être compatible et même complémentaire. C’est un besoin qui s’est fait ressentir cet été. D’être toute à moi, d’écrire pour moi, de me sentir autonome. De m’interroger sur ce que je suis, sur ce que j’ai envie de dire par la composition.
J’ai beaucoup travaillé sur la voix et, c’est une direction nouvelle pour Baa Box, un chapitre consacré à l’acoustique.

ÉP : Tu abandonnerais l’électrique ?

LM : Non, il y aurait toujours un Baa Box électrique à côté d’un Baa Box acoustique. Je creuse aussi le domaine de la vidéo avec ma consœur Valentine Poutignat car je me sens sincèrement concernée par l’aspect visuel et graphique de mon univers. Avoir une proposition artistique, ce n’est pas seulement musical. C’est un monde qui comprend aussi la scénographie, les costumes… J’aimerais avoir les moyens et des soutiens pour aller encore plus loin dans l’expression de l’univers que je veux proposer. Je rêve aussi de solo. Bref, creuser, approfondir mais aussi diversifier !

ÉP : Un solo ? Excellente idée : c’est là que tu me transperces le plus.