Chronique

Les Rugissants

D’humain et d’animal

Label / Distribution : Klarthe Records

La musique des Rugissants est ambitieuse ; son pianiste et chef Grégoire Letouvet ne l’est pas moins. Lors de la dernière désignation du prochain directeur artistique de l’ONJ, qui a vu la nomination de Fred Maurin, son nom est apparu dans la short list, à la surprise de certains. Nous l’avions déjà repéré en 2014 au tremplin d’Avignon : si le line-up très boisé, composé de jeunes artistes issus des conservatoires parisiens, a grandi sans chamboulement du sextet au tentet, il n’en est pas de même de la musique. L’orchestre a fait fructifier son tropisme contemporain pour en faire son matériau primordial, comme en témoigne la magnifique écriture de « Arrosendo : A bout de feu  » où la chanteuse Ellinoa vient poser sa voix sur une construction romantique soutenue par les saxophone de Rémi Scribe et Thibaud Merle, très proche de ce qu’Yves Rousseau avait pu proposer autour de Schumann.

Si les Rugissants ne vocifèrent guère, à l’image des mots chuchotés de Théo Chédeville et Milena Csergo dans le texte Enfonçures du célèbre dramaturge Didier-Georges Gabily, les crocs sont souvent de sortie, maintenant une tension tourmentée. Nous ne se serions pas étonnés que le baptême de l’orchestre revienne à Chateaubriand :

Du haut d’un mont une onde rugissant
S’élançait : sous de larges sycomores,
Dans ce désert d’un calme menaçant,
Roulaient des flots agités et sonores.

D’humain et d’animal expose une dichotomie dans son titre, et le disque est pensé à cette image. Une partie pleine de douceur et d’humanité où les morceaux baignent dans la tradition des larges formations hexagonales de la fin du siècle dernier (« Le Visage ») à l’image de la belle clarinette basse de Corentin Giniaux, homme de base des soufflants responsables d’harmonies particulièrement raffinées (« Premier hymne à Apollon ») où le piano réclame peu de place, hormis dans « Dérive à la mer », soyeuse miniature. La seconde partie, bâtie sur les textes de Gabily, est plus sombre et mordante, et Letouvet entérine ce changement de couleur en s’appuyant sur la batterie très narrative de Jean-Baptiste Paliès et la contrebasse d’Alexandre Perrot, qu’on a déjà pu entendre dans PJ5 avec le tromboniste Léo Pellet, remarquable de bout en bout dans ce disque (« Des Hommes, des respirants »).

Pour ce second album [1], il est indéniable que son leader a une vraie maturité et bien des choses à dire. L’invitation faite à Ellinoa nous rappelle que cette génération a une vraie foi dans les grands formats, et il n’est guère surprenant de retrouver ici un musicien de Bigre ! (Léo Jeannet) ou de Pan-G (Perrot). Le choix du label Klarthe, davantage versé dans la musique classique, n’est pas non plus un hasard : les références de Letouvet sont profondément ancrées dans la musique écrite occidentale, même si l’on ne peut pas l’inscrire dans le courant Third Stream comme c’est le cas pour Luzia von Wyl – ils ont le même âge. La primauté de l’image et des mots est omniprésente dans cette musique tournée vers le théâtre et le cinéma, peut-être parfois trop assujettissante. Il n’en reste pas moins qu’il faudra compter sur ces Rugissants pour tonitruer dans les années à venir : ils sont déjà bien sur la scène des grands formats !

par Franpi Barriaux // Publié le 2 décembre 2018
P.-S. :

Grégoire Letouvet (p, comp, dir), Thibaud Merle (ts, fl), Théo Philippe (as), Rémi Scribe (ts, ss), Raphaël Herlem (bs), Corentin Giniaux (cl, bcl), Léo Jeannet (tp), Léo Pellet (tb), Alexandre Perrot (b), Jean-Baptiste Paliès (dms, perc) + guests : Ellinoa (voc), Milena Csergo & Théo Chédeville (Récitants)

[1Le premier, l’Insecte et la Révolution, fut plus confidentiel.