Scènes

Les « Tritonales » 2004


La deuxième édition des « Tritonales » s’est tenue du 4 au 26 juin 2004

Pour la deuxième année, le Triton a accueilli en juin un festival de « musiques progressives ». Pendant trois semaines, cette salle de concerts « quasi parisienne » n’a guère désempli, la programmation alléchante et souvent prestigieuse ayant réussi à attirer un public conséquent, dont un nombre significatif d’étrangers (Américains, Allemands, Israéliens…).

Précision utile, l’expression « musiques progressives » peut ici prêter à controverse - en réalité, les Tritonales s’intéressent davantage à certains courants novateurs du jazz qu’au rock progressif stricto sensu, et c’est en fait l’« avant-prog », soit la frange la plus avant-gardiste et expérimentale du progressif, à la croisée de la « zeuhl » magmaïenne, de l’école de Canterbury, du RIO [Rock in Opposition] et des « musiques nouvelles », qui constitue le noyau dur de la programmation.

Patrick Forgas © H. Collon

Partageant l’affiche avec Syrinx, le Forgas Band Phenomena, pourtant classé pour beaucoup dans la frange « aventureuse » du progressif du fait de ses inclinations jazzy, a été un des plus accessibles, voire des plus « pop » du festival. L’expressivité mélodique de ces compositions à tiroirs, le sens du spectaculaire et l’exubérance des nouveaux camarades de jeu de Patrick Forgas ont su vaincre toutes les réticences que l’on pourrait éprouver face au « trip » musical au long cours que représente « Coup de Théâtre », son nouveau magnum opus (40 mn). Grâce à l’assise rythmique solide fournie par le bassiste Kengo Mochizuki et le claviériste Igor Brover, et le brio des solistes Sylvain Gontard (trompette) et Clément Janinet (violon), ce Phenomena nouvelle formule affiche de beaux atouts. Patrick Forgas tient une belle équipe (au sein de laquelle règne une bonne humeur évidente), et cette mise en bouche augure bien de la suite…

Syrinx © H. Collon

Mieux assortie, la double-affiche Sotos-One Shot a confirmé la vitalité de la scène française. Constat tempéré, toutefois, par la nouvelle, diffusée quelques jours auparavant, de la séparation de Sotos. Leur Platypus restera donc sans lendemain.

Si l’ombre de Magma continue à planer sur One Shot jusqu’à l’empêcher de s’émanciper de sa tutelle (en tout cas dans l’esprit du public, pour lequel il s’agit avant tout de « trois membres de Magma avec un autre batteur »), c’est de moins en moins vrai musicalement. Imperceptiblement, James MacGaw, Emmanuel Borghi et Philippe Bussonnet ont réussi à affirmer sous la bannière de One Shot des personnalités distinctes du rôle un peu figé qui leur est dévolu au sein de Magma.

Alors, bien sûr, on peut toujours décrire la musique du groupe comme du « jazz-zeuhl » : jazz pour le recours à des structures très largement ouvertes à l’improvisation et l’expression soliste ; zeuhl pour le son des instruments et certaines caractéristiques rythmiques. Mais un ingrédient jusqu’ici marginal prend ici de plus en plus d’importance : la transe répétitive, proche d’un certain minimalisme puisé dans l’univers de l’électro-jazz, avec lequel s’acoquinent de plus en plus les trois musiciens (ensemble au sein de NHX, séparément dans divers projets, dont un avec Laurent De Wilde en ce qui concerne Bussonnet). Pour le rappel, Borghi a d’ailleurs recours à une boîte à rythmes, expérience peu concluante car un bon batteur (et Daniel Jeand’heur est excellent… même s’il ne fait pas partie de Magma !) obligé de se conformer à la pulsation mécanique, ce n’est jamais très réjouissant… En revanche, dans le même morceau, très beau solo de synthé (une nouveauté, là aussi) de Borghi. En six longues pièces (de dix à près de vingt minutes), plus un dernier - plus court - en guise de sas de décompression, One Shot a fait plus qu’être à la hauteur de sa réputation : le groupe a réussi à brouiller notre perception du temps et nous emporter dans une dimension parallèle, entre l’hypnose et l’apensanteur, dans un état d’abandon sensoriel qui, au-delà des débats musicologiques, est celui où tout mélomane rêve de se trouver plongé. Ainsi, sans être le plus substantiel, ce concert restera l’un des plus beaux des Tritonales 2004. Il a fallu un peu plus de temps aux Anglais de Guapo pour obtenir le même résultat, mais durant la seconde moitié de son set d’une heure, le soir de la Fête de la musique, le vertige fut à portée de main, avec une version réduite de la suite « Five Suns. »

Plus tôt dans la soirée, devant un public nombreux, Kafka a donné un bon aperçu de son potentiel. Ce jeune trio clermontois, dont le premier album est attendu pour la rentrée, œuvre dans un registre pas si éloigné de celui de Guapo, même si le format guitare-basse-batterie ancre sa musique en terrain plus rock.

On a déjà pu entendre Mats & Morgan lors de la première édition des Tritonales, et le groupe n’avait pas déçu. La technicité de ces deux ex-Zappa’s Universe et de leurs trois collègues est hallucinante. Virtuosité individuelle et mise en place collective millimétrée sont au rendez-vous, et malgré une complexité souvent à la limite de la démonstration pure, l’humour n’est jamais totalement absent. Certains thèmes sont tellement alambiqués, polyrythmiques et/ou joués sur des tempos inhumains qu’un sens de l’absurde presque dadaïste finit par imprégner l’ensemble. Seule accalmie dans ce déferlement de notes (un peu accablant, à la longue, pour le non-initié), une petite chanson interprétée en solo par Mats Öberg au chant, aux claviers et à l’harmonica, sorte de comptine à la naïveté enfantine qui laisse transparaître l’influence du Stevie Wonder de la fin des années 70 (les connaisseurs savent que l’on n’est, en fait, pas si loin du progressif).

Hugh Hopper © H. Collon

Aux côtés de ces représentants de la jeune génération, les Tritonales se sont fait une spécialité d’inviter certains des vétérans du genre, et l’affiche 2004 a été exceptionnelle de ce point de vue. Les festivités ont débuté par sept (!) concerts de Magma, avant d’accueillir en exclusivité française (voire européenne) les reformations de Zao et Univers Zéro, sans oublier Soft Bounds, un quatuor réunissant deux anciens piliers de Soft Machine, Hugh Hopper et Elton Dean, ainsi que les Français Sophia Domancich (piano) et Simon Goubert (batterie).

Avec ce casting, on pouvait s’attendre de la part de Soft Bounds, à une musique purement jazz ; du reste, c’est ainsi qu’a débuté le concert, avec deux compositions enchaînées d’Elton Dean dans la veine de son Silent Knowledge. Mais lorsque Sophia Domancich prend place au Fender Rhodes pour une interprétation intégrale de « Slightly All The Time » (deuxième face du Third de Soft Machine), les choses prennent une tournure inattendue et l’esprit du grand Soft est convoqué : vingt minutes de pure félicité musicale, avec un Elton Dean au sommet de son lyrisme. Le second set est encore meilleur, avec un « Kings And Queens » recueilli, puis « The Lonely Sea & The Sky » (sur Hoppertunity Box, de Hugh Hopper), et enfin une composition magistrale de Simon Goubert - inédite à ce jour, bien que souvent jouée par son quartet et par le trio de Sophia Domancich. Un artiste aux multiples facettes et au talent jamais démenti. Ce « Retour d’Emmanuel Philibert », dédale rythmique et mélodique passionnant, a permis aux quatre musiciens de donner le meilleur d’eux-mêmes sans pour autant s’appuyer sur un passé lointain. Ces vingt minutes de pure magie nous font espérer que cette collaboration ne restera pas sans lendemain, car il y a vraiment quelque chose à creuser dans cette formule…

Sophia Domancich © H. Collon

Autre musicien emblématique de l’école de Canterbury, moins largement représentée que l’an dernier (en partie du fait de la défection de l’University of Errors de Daevid Allen qui a annulé toute sa tournée européenne), Pip Pyle revenait au Triton présenter l’album enregistré lors des premières Tritonales avec son nouveau groupe ’franglais’ Bash !, Belle Illusion, et beaucoup d’inédits, dont l’épique « Take Your Pick », composé par Pip Pyle autour du « Yes-No Interlude » de Hatfield and the North.

Pip Pyle’s Bash ! © H. Collon

La reformation de Zao était la suite logique des retrouvailles de Yochk’o Seffer et Faton Cahen l’an dernier au Triton au sein de leur Ethnic Trio. Leur complice d’alors, le percussionniste François Causse, a d’ailleurs été reconduit à leurs côtés, mais cette fois à la batterie (où, contre toute attente, il fait merveille), Jean-My Truong étant indisponible ; la basse était tenue par l’excellent Gérard Prévost, pilier de Zao entre 1975 et 1977, année de sa séparation.

La surprise de cette nouvelle formule tenait au retour du chant féminin, présent uniquement sur le tout premier album du groupe, Z=7L. Pour succéder à Mauricia Platon, Seffer et Cahen ont déniché une petite prodige, Cynthia Saint-Ville, dont la voix impressionnante contribue à mettre en valeur leurs thèmes alambiqués. La set list étant exclusivement issue des premiers albums, le groupe se présentait sous son meilleur jour. Une bénédiction pour Faton Cahen, forcé de s’extraire du jazz pépère et superficiel où il sombre trop souvent en solo : la compagnie de Yochk’o Seffer est salvatrice : elle bride ses velléités sirupeuses, tandis que les compositions touffues du groupe tirent profit de son jeu parfois à la mesure de son embonpoint. Souhaitons que ces retrouvailles ne dureront pas qu’un printemps…

Yoch’ko Seffer © H. Collon

Mais il faut bien l’avouer, c’est le retour d’Univers Zéro qui constitue le moment fort du festival. Les Belges se souviendront sans doute longtemps des ovations à répétition, pleines de ferveur, d’une salle pleine à craquer. La bande à Daniel Denis n’a, il est vrai, pas démérité, en se montrant à son meilleur niveau tout en refusant de céder à la facilité de la nostalgie. Ainsi, seuls trois morceaux de la grande époque ont été joués. Des choix difficiles à contester, même si quelques esprits chagrins ont été frustrés que ce passage en revue rétrospectif n’ait pas été plus exhaustif. Quelques spectateurs à l’accent belge prononcé réclameront ainsi, en vain, le mythique « La Faulx »…

Courageusement, Univers Zéro a consacré une bonne partie de la soirée à son nouvel opus, Implosion, dont les morceaux de bravoure se sont vu insuffler un supplément de vie et d’âme par la magie du live. Les jeunes musiciens dont se sont entourés les vétérans Daniel Denis et Michel Berckmans (tous nouveaux venus à l’exception du bassiste français Eric Plantain) sont des virtuoses : le facétieux Peter Vanderberghe aux claviers et bruitages divers, et les plus introvertis Kurt Budé (clarinettes) et Martin Lauwers (violon). La mise en place est quasi parfaite ; les musiciens ont encore un peu le nez dans leurs partitions (au sens propre comme au figuré), mais nul doute que les concerts à venir (dont le festival MIMI à Marseille le 30 juillet…) les aideront à se décrisper complètement et faire rentrer leur musique dans une autre dimension…

Le spectacle vaut le détour, à commencer par le maestro en personne : Daniel Denis a toujours conçu chacune de ses parties de batterie avec un soin perfectionniste, et il est passionnant et jubilatoire de le voir jouer en chair et en os. La richesse et la précision de l’écriture et des arrangements sont particulièrement bien servies par son jeu très orchestral, avec notamment cette seconde grosse caisse latérale (façon timbale) qui constitue l’une de ses marques de fabrique, parfaitement en phase, du reste, avec le concept de « rock de chambre » dont Univers Zéro fut l’un des inventeurs et reste un des représentants les plus flamboyants. Reste à espérer que Daniel Denis reprendra goût au travail collectif. Un CD et un DVD live sont d’ores et déjà envisagés pour l’année prochaine…

Christian Vander © H. Collon

A tout seigneur tout honneur, c’est avec Magma que nous conclurons cette rétrospective des Tritonales 2004. Entre le Triton et le groupe de Christian Vander, l’histoire d’amour est désormais bien installée, et suite au succès de cette seconde édition (sept concerts à guichets fermés, près de 200 personnes massées chaque soir dans une salle tout juste capable de les contenir), on parle déjà d’une résidence d’un mois au printemps prochain !

Pas d’injustice dans cette nouvelle consécration car - artistiquement parlant -, Magma témoigne d’une somme de qualités qui en font plus que jamais le roi indétrônable de ces contrées musicales. Son répertoire, véritable trésor de guerre, est évidemment son plus grand atout. Outre l’épopée inédite datant de 1972, « Ka », que Magma mûrit sur scène depuis plus de deux ans (parution en CD prévue pour… bientôt !), nous avons eu droit cette année à un second magnum opus d’une cinquantaine de minutes, « Wurdah Itah », et à une belle surprise avec le dépoussiérage du diptyque « Sowiloï »/« KMX », dont le second volet a permis au bassiste Philippe Bussonnet de prouver qu’il n’a pas grand-chose à envier au grand Jannick Top. Pour le reste, les qualités de Magma demeurent (même si le groupe a peaufiné sa prestation au fil des concerts) : une qualité de mise en place, d’expressivité et donc d’émotion hors du commun, qu’il s’agisse des chanteurs ou des musiciens, capables d’une incandescence instrumentale aux accents quasi mystiques.

Totalement habité par sa musique, batteur toujours aussi magistral malgré le poids des ans, Christian Vander nous a gratifiés chaque soir, en rappel, de la « Ballade » inaugurée au Triton il y a deux ans. Elle lui permet, dans une atmosphère de solennité et de ferveur incroyables, de démontrer ses talents vocaux et, surtout, une émotion à fleur de peau… Est-il encore utile de préciser que Magma reste, encore et toujours, une musique qui vient du cœur et qui parle au cœur, et ne saurait donc être appréhendée d’une manière purement intellectuelle ?

Quelle meilleure conclusion, finalement (vu les clichés colportés sur les musiques progressives) pour le compte rendu de ce festival qui, loin de glorifier la virtuosité gratuite, la complexité échevelée ou l’avant-gardisme abscons, sait au contraire promouvoir l’idée d’une musique à la fois intelligente et populaire ? Une profession de foi qui a su rallier les suffrages d’un public nombreux et enthousiaste.
Rendez-vous est d’ores et déjà pris pour la troisième édition, en juin 2005 !