Chronique

Lisa Mezzacappa

avantNOIR

Lisa Mezzacappa (b), Aaron Bennett (ts), John Finkbeiner (g), William Winant (vib), Tim Perkis (elec, fx), Jordan Glenn (dms)

Label / Distribution : Clean Feed

Evoquer, avec les armes d’un jazz contemporain, l’univers du film et du roman noirs sans tomber dans les abysses du cliché est un exercice périlleux. On se souvient que Stephan Oliva s’y était essayé avec beaucoup de succès, sur une trame définie néanmoins (les musiques de film), et seul, de manière introspective. Lisa Mezzacappa, représentante de la côte Ouest des Etats-Unis et plus particulièrement de San Francisco, s’y colle en sextet. La contrebassiste, encore trop discrète en Europe en dépit d’un récent album avec Frank Rosaly et son saxophoniste Aaron Bennett [1], a tiré d’une relecture de la trilogie New York de Paul Auster un magnifique avantNOIR où se croisent des personnages interlopes comme la vénéneuse Big Flora (« The Ballad of Big Flora »). Fatale figure mafieuse, elle semble marcher sur la bande-son chaloupée et inquiétante du guitariste John Finkbeiner, capable de rages soudaines appuyées par l’électronique de Tim Perkis.

Dans de nombreux morceaux, ce sont les machines de ce dernier, ajoutées aux samples de Mezzacappa (des dialogues imaginaires, des scènes de film ou des rumeurs automobiles principalement) qui donnent sa théâtralité à avantNOIR. On songe, de loin en loin, à ce que les Brestois d’Energie Noire avaient pu proposer pour évoquer l’ambiance urbaine et les légendes de Chicago. Mais avec son sextet où le vibraphoniste William Winant et le batteur Jordan Glenn se plaisent à donner des couleurs dolphyennes à l’ensemble, à l’instar de « Fillmore Street » qui ouvre l’album, l’évocation des mégapoles étasunienne est davantage tournée vers un patrimoine utilisé tel un ingrédient parmi tant d’autres. Témoin « Medley on The Big Knockover », où une euphorie saisit les membres de cet ensemble très rythmicien et transforme le fantasme littéraire en un collage cubiste qui rappellera parfois Zappa. Rien de plus normal pour Mezzacappa, qui avait repris « The Eric Dolphy Memorial Barbecue » sur Cosmic Rift, un précédent album.

Dans ce décor de film noir fortement réaliste, on arpente des chaussées et des périodes. On passe d’un hôtel de luxe de la côte Ouest des années folles aux avenues turbulentes du New-York de l’après-guerre. La ville n’est pas nue sous la férule très sèche de la contrebassiste, elle est plutôt gainée dans un fourreau aux couleurs tapageuses qui sait aussi se faire langoureux (« A Bird In The Hand  », doux dialogue entre le ténor de Bennett et la guitare de Finkbeiner). Le climat n’est pas hostile, de même qu’il évacue toute forme de nostalgie, mais il laisse l’auditeur sur un constant qui-vive. Mezzacappa réussit le tour de force de peupler les rues de Paul Auster avec des personnages de Dashiel Hammett. Sacré gageure.

par Franpi Barriaux // Publié le 11 juin 2017

[1Shipwreck 4, No Business Records.