Chronique

Louis Joos (BDJazz)

John Coltrane

Il est désormais habituel d’attendre les nouvelles BD Jazz de la « maison » Nocturne. Bruno Théol a créé là une collection épatante. Astuce marketing, certes : elle permet de raccrocher pédagogiquement au segond les amateurs de la première, mais aussi à certains « jazzeux » de se constituer une « compile » pas « dégoûtante » du tout, résultat d’une sélection soignée de la part d’« experts », l’incontournable Claude Carrière [1] et Christian Bonnet [2]. Ces « long boxes » pour collectionneurs un peu fétichistes, amoureux des « objets », contient donc deux CD, un livret 25x14 comprenant 22 planches, une biographie et une discographie complètes où sont évoquées la vie et l’oeuvre d’un maître du jazz. Une anthologie musicale construite en fonction du sacro-saint droit d’édition…

On a parlé ici de l’album consacré Charles Mingus par le Belge Louis Joos. Conçus sans vrai scénario, les aplats sombres et le trait à vif de ce dessinateur évoquaient de manière remarquable l’intensité, la violence douloureuse de la vie du grand contrebassiste. Cette fois, Joos - qui maîtrise parfaitement son sujet -, traite du « Cas Coltrane » en livrant des encres d’un noir profond où les contours ne sont pas cernés, où le noir et le blanc s’affrontent sans cesse sur le champ de la page. Une traduction juste - sans être trop réaliste - de l’existence que menaient les musiciens dans les années cinquante, les tournées épuisantes, la route de nuit, par tous les temps… Un volume très réussi pour un musicien si essentiel qu’il semble toujours problématique de l’évoquer tant on a déjà écrit à son sujet.

Joos se concentre ici sur des périodes décisives de la carrière de Coltrane. Il choisit comme narrateur Elvin Jones, compagnon de route des plus légitimes pour raconter Coltrane : le batteur décrit la fin de la collaboration avec Miles Davis au sein de son quintet, l’épanouissement avec Monk, les expériences fécondes avec Eric Dolphy et Duke Ellington… et surtout, dès 1960, la création du premier véritable groupe, le splendide quartet John Coltrane/McCoy Tyner/Jimmy Garrison/Elvin Jones. Sont évoquées, fût-ce rapidement (format BD oblige) les phases décisives aboutissant à Impressions, India, Africa ou Alabama… Mais déjà l’histoire se termine en 1966 avec la rupture stylistique et la plongée de dans un univers encore plus sidéral, d’où l’improvisation musicale fervente de A Love Supreme [3], après un changement radical de musiciens.

Contrainte de s’en tenir à la période libre de droits, la sélection du double CD est en décalage avec le récit de Joos : elle fait (re)découvrir le Coltrane des débuts, entre 1954 et 1958 ; il multiplie alors les formations en trio, en quartet avec Red Garland, en quintet et sextet avec Miles Davis, en orchestre avec Art Blakey (« Midriff »), George Russell (« Manhattan »). Il crée plusieurs groupes, tourne avec les pianistes Tommy Flanagan, Mal Waldron, Thelonius Monk, Cecil Taylor, joue inlassablement, essaie toutes sortes de choses, à la recherche d’une unité et d’une cohérence qu’il ne trouvera que plus tard. Ce sont ces années d’apprentissage et de construction que les extraits choisis nous proposent : avec l’altiste du Duke, Johnny Hodges, il grave un solo sur Don’t Blame Me en juin 1954 pour la radio, enregistre Soultrane fin 56 avec Tadd Dameron puis, en avril et juillet 1957, commence une étape importante de sa carrière avec Monk ( « Monk’s mood » et « Trinkle, Tinkle »). C’est une année décisive : il signe ses premiers enregistrements pour le label Prestige avec notamment la ballade « While My Lady Sleeps ». En 1958 il retrouve Miles Davis en sextet avec l’altiste Cannonball Adderley. Le deuxième CD s’achève sur « Bye Bye Blackbird » en juillet de cette même année, en quintet avec Jimmy Cobb, Paul Chambers et Bill Evans. Il leur faudra cependant attendre le printemps 59 pour entrer dans l’histoire du jazz avec le mythique Kind of Blue.

Ainsi, en moins de dix ans, Coltrane passe, enfin reconnu, du rôle un peu ingrat de sideman au statut de jazzman le plus moderne. Son style n’a cessé d’évoluer, loin de la musique de ses débuts - celle de Lester Young et Charlie Parker. Résolu à suivre son propre chemin, à ne pas se laisser détourner par le succès ou les sollicitations, il a suivi avec une détermination implacable ce qu’il pensait être sa voie. C’est ce que la BD montre très bien : le lyrisme de Louis Joos épouse parfaitement son sujet, la vie d’un être passionné, tendu vers la réalisation d’un objectif unique, la création de « sa » musique.

par Sophie Chambon // Publié le 17 août 2009

[1Ex producteur de radio, Président d’honneur de l’Académie du Jazz, pianiste.

[2Directeur de la collection Masters of Jazz, saxophoniste.

[3Le plus célèbre de ses albums, le plus vendu.