Chronique

Lukács / Grenadier / Harland

Cimbalom Unlimited

Miklós Lukács (cymbalum), Larry Grenadier (b), Eric Harland (dms)

Label / Distribution : BMC Records

A la fois l’un des timbres représentatifs de la musique d’Europe Centrale et l’un des plus étranges, le cymbalum a dépassé depuis longtemps le statut de simple « piano tzigane » d’accompagnement pour devenir à part entière un instrument soliste, avec ses figures et ses collaborations au-delà de la musique traditionnelle, pourtant déjà ouverte à tout vents et à toutes nouveautés. Cette internationalisation du cymbalum (Cimbalom en hongrois) a commencé fort tôt, lorsque Bartók ou Kodály ont écrit des pièces pour lui, puis cela s’est notamment perpétué avec Vladimir Cosma. Dans le contexte du jazz et de la musique improvisée, c’est sans nul doute Miklós Lukács qui a le plus fait évoluer les cordes frappées de mailloches ; dans un contexte « balkanique » d’abord, aux côtés de Viktor Tóth ou Mihály Dresch. Dans des options plus larges ensuite, avec Christophe Monniot ou Frank London, avec qui il signe un récent House of Glass en mémoire des victimes hongroises de la Shoah. Mais jamais peut-être avant Cimbalom Unlimited, le cymbalum ne fut intégré en tant que leader indiscutable d’un trio de jazz contemporain. Ainsi, dans « Peacock Dance », le groove impeccable tient énormément à la puissance percussive de Lukács, nonobstant la qualité des autres artistes.

On sait que Budapest Music Center, qui accueille naturellement ce disque enregistré dans la capitale magyare, aime à favoriser les rencontres des musiciens locaux avec des pointures américaines. Avec Larry Grenadier à la contrebasse et le virevoltant Eric Harland à la batterie, il ne s’agit pas de confronter les mondes, de faire dialoguer Danube et Sud des États-Unis. La base rythmique est absolument au service de Lukács. Elle rebondit et le pousse dans ses retranchements dès le très beau « Balkan Winds » où l’archet de Grenadier vient s’insinuer avec beaucoup de douceur, comme une ligne de flottaison que le batteur chahute avec un mordant indéniable. Sans jamais revendiquer les honneurs, Harland est un dynamiteur remarquable, mais avec une élégance qui en fait l’un des rythmiciens les plus réclamés. Dans « Sunrise in Chennai », il s’autorise un solo qui n’a rien de plaqué, c’est le point nodal d’une mêlée rigolarde avec le cymbalum, où la caisse claire s’amuse parfois à imiter l’instrument.

Même lorsque le climat est plus doux, voire contemplatif pour « Dawn Song » où c’est avec Grenadier qu’il a un échange privilégié, Lukács maîtrise les débats avec brio. On n’est pas loin alors de ce dialogue empreint de classique qu’il avait il y a douze ans avec le pianiste Béla Szakcsi Lakatos, l’un de ses maîtres [1]. La grande réussite de ce disque, c’est d’offrir à Lukács l’occasion de définir la place du cymbalum dans un trio de jazz classique. On pourra rétorquer qu’il l’avait déjà conceptualisée dans son orchestre Cimbiózis. Mais ici, le contexte est international. Cette place est très polyvalente, qui pallie bien évidemment le piano mais peut aussi supplanter les tâches rythmiques (« Lullaby for an Unborn Child »). On avait certes déjà pu le constater à l’occasion de son invitation par Wilbert De Joode dans Quintet. Mais cet album est plus qu’une confirmation, c’est une évidence. Cimbalom Unlimited est sans limites.

par Franpi Barriaux // Publié le 29 octobre 2017

[1Check it Out, Igor, BMC 108.