Chronique

Magma

Zëss

Christian Vander (voc, comp), Stella Vander (voc), Morgan Ågren (dms), Simon Goubert (p), Philippe Bussonnet (elb), Rudy Blas (g), Isabelle Feuillebois (voc), Hervé Aknin (voc), Julie Vander (voc), Sandrine Destefanis (voc), Sylvie Fisichella (voc), Laura Guarrato (voc), Marcus Linon (voc), + Orchestre Philharmonique de Prague : Adam Klemens (dir), Rémi Dumoulin (arrgt).

Label / Distribution : Seventh Records

Depuis le temps qu’on en parlait… Zëss est arrivé, plus de 40 ans après sa conception. Bien sûr, beaucoup d’entre nous en connaissaient différentes versions enregistrées en public, comme celle de Bobino 1981 ou dans le cadre d’un concert filmé au Triton en 2005. Il y avait eu aussi une interprétation avec Les Voix de Magma en 1992. Mais la version studio, régulièrement évoquée, presque une Arlésienne, restait soumise à bien des conditions longtemps non satisfaites. Du côté de chez Christian Vander, il y a d’abord eu la nécessité d’une remise en ordre de la discographie de Magma, passant en particulier par les enregistrements studio de pièces manquantes de sa seconde trilogie (K.A et Ëmëhntëtt-Ré) ou un vaste travail de réinterprétation de la première avec unité de temps et de lieu (Theusz Hamtaahk) au Trianon en 2000. D’autres compositions ont eu par ailleurs le temps d’émerger, telles Félicité Thösz ou Slag Tanz. Mais de Zëss, toujours point. Il aura fallu une année calme succédant à un « Endless Tour » d’envergure mondiale, sans oublier le sens de la persuasion de Stella Vander, pour que notre homme choisisse de lancer ce grand chantier, originellement conçu comme ultime et comme une porte ouverte vers une énigmatique « nouvelle musique ».

Magma n’a pas fait les choses à moitié. Pour réaliser Zëss, œuvre qui serait un « écho anticipé du trépas intégral du monde », ainsi que le souligne un Bruno Heuzé en verve dans le texte figurant sur un livret de 40 pages, une équipe peu commune a été constituée. Compositeur et chanteur, Christian Vander a délaissé sa batterie, préférant confier son instrument fétiche au Suédois Morgan Ågren à qui il a demandé de filer un « train bleu » [1] d’une régularité métronomique. Un vrai défi pour lequel ce musicien, bien connu des aficionados de la Zeuhl, a pu compter sur le soutien sans faille (et hypnotique) au piano de Simon Goubert, compagnon de route de Magma et Offering. Autre fidèle au poste : Philippe Bussonnet à la basse, sans oublier la guitare de Rudy Blas. Une formule instrumentale réduite à l’essentiel ? Sauf que… Zëss nécessitait un déploiement de forces tel que Magma n’en avait encore jamais connu. Aussi le groupe a-t-il fait appel à l’Orchestre Philharmonique de Prague, dont les orchestrations ont été confiées à Rémi Dumoulin, déjà présent au sein de Magma à plusieurs reprises par le passé. Ce grand ensemble est en quelque sorte le « héros du jour », lui dont le souffle règne en maître sur les quelque 38 minutes que compte une composition articulée en sept mouvements. Quand on sait que l’enregistrement de sa partition s’est effectuée en un temps très court, on peut être admiratif du résultat, d’une remarquable densité et surtout en parfaite adéquation avec les forces ténébreuses qui (enc)hantent Zëss, jusque dans ses dissonances symboles de cri.

La fête aurait été moins belle si Christian Vander n’avait pas choisi d’illuminer sa composition par un ensemble vocal où l’on retrouve les voix de Magma (l’indispensable Stella Vander, Isabelle Feuillebois et Hervé Aknin). Celles-ci sont renforcées par cinq autres voix, constituant ainsi ce qui s’apparente à un véritable chœur, un autre orchestre.

Zëss s’écoute à fort volume et d’une seule traite. L’introduction vocale (« Wöhm Dëhm Zeuhl Stadium »), accompagnée seulement par le piano et l’orchestre symphonique, est celle d’un ultime jour qui se lève. Elle n’est pas sans évoquer les premières minutes d’Ëmëhntëtt-Ré, au point qu’on finit par se demander si tout cela ne raconte pas une même et seule histoire. Et puis vient le « train bleu », dont il était question un peu plus haut, annonçant « Da Zeuhl Wortz Dëhm Wrëhntt », une déclamation aux accents mystiques, qu’on pourrait penser menaçants. Il s’agit d’une invocation (en français) par la voix de Christian Vander, plus sépulcrale que jamais, qui néanmoins laisse filtrer par instants l’émerveillement de l’enfance (« Et nous pouvons voler et chanter comme les oiseaux / Nous pouvons survoler les prairies de l’univers). Tout va disparaître, tout ce qui a fait notre monde ne sera bientôt plus. C’est le moment du dernier salut (« Salut Ô Divin maître des forces de l’univers »), à la façon sans doute du « Morituri Te Salutant » des gladiateurs de la Rome Antique.

Une célébration d’abord. Une transe à suivre (« Dïwööhr Spraser »). Le temps est venu d’une longue improvisation en kobaïen, durant laquelle le chant de Christian Vander nous rappelle que Magma, Offering et son « Chant du Sorcier » ne font qu’un. C’est un appel vibrant, une recherche du cri. Pendant ce temps-là, le train batterie continue de filer dans la nuit, tandis que les deux accords répétés du piano sonnent à la façon d’un carillon.

Une extase enfin : on pourrait penser, au vu de ce Néant apocalyptique et de ce silence à jamais, que Zëss n’offre aucune issue. Parce que tout doit cesser d’être. Pourtant, comment ne pas percevoir au fil des minutes, après l’invocation et la dernière réunion de tous les « maîtres », la montée d’une irrépressible jouissance et d’une profonde joie intérieure ? Celle qui va s’épanouir à partir du moment où « l’aigle est une fleur et la proie son parfum ». Une éclosion dans une profonde jubilation, déroulée en trois mouvements et qu’expriment les chants et le « scat » sui generis de Vander tout au long de « Streüm Ündëts Wëhëm », « Zëss Mahntëhr Kantöhm » et « Zï Ïss Wöss Stëhëm ». Une explosion chorale magnifiée par la fougue de l’orchestre symphonique, qui cédera la place à la résolution pacifiée de « Dümgëhl Blaö » et son Om, où l’on ne manquera pas de distinguer l’ombre tutélaire de John Coltrane, le grand inspirateur. Commencée dans la nuit, l’histoire se termine dans un éclat de lumière. Et curieusement, alors que cette version de Zëss est la plus longue de toutes – parce que Christian Vander a complété le texte introductif, ajouté un final et assez nettement ralenti le tempo – c’est celle qui semble la plus brève, la plus fulgurante.

Après avoir longtemps considéré que Zëss signifiait la fin, Vander l’a finalement vécu comme un songe. On ne peut s’empêcher de penser au désespoir que la mort de John Coltrane avait fait naître en lui à la fin des années 60, au point que le jeune batteur avait envisagé de quitter ce monde, avant de comprendre qu’il avait, lui aussi, quelque chose d’essentiel à entreprendre. Ce quelque chose dont il était le récepteur et qu’il lui fallait transmettre à tout prix. Magma allait voir le jour, l’essentiel de son répertoire serait composé dans les dix années suivantes.

La mise au jour de Zëss sera-t-elle pour lui synonyme d’un nouvel éveil laissant entrevoir la possibilité d’une suite ? Le temps parlera, pour reprendre une de ses expressions favorites. Même s’il passe très vite et que Christian Vander, 71 ans, en connaît le prix. Quoiqu’il en soit, le disque est à la hauteur des espoirs qu’il avait fait naître depuis qu’on en savait l’existence. Tout le reste sera reçu comme un cadeau. Merci.

par Denis Desassis // Publié le 23 juin 2019
P.-S. :

[1C’est là une allusion double : elle évoque le rythme régulier et le balancement du train de luxe mis en service à la fin du XIXe siècle et qui emmenait ses voyageurs vers la Côte d’Azur ; elle est aussi à l’évidence un clin d’œil filial à John Coltrane et son Blue Train de la part de Christian Vander.