Tribune

Manneken Swing

Vie et destin de Stan Brenders


Le mardi 10 novembre 2015, le documentaire « Manneken Swing » a été présenté en avant-première au Studio 4 de Flagey (Bruxelles). Manneken Swing retrace et suit le parcours personnel et musical d’un des pionniers du jazz en Belgique, Stan Brenders.

Le choix de Flagey n’est pas anodin puisque c’est là que le pianiste et chef d’orchestre de jazz travailla et rendit publiques ses interprétations swing, ses orchestrations et compositions, de 1936 jusqu’au moment de la libération de la Belgique en septembre 1944.

Ce documentaire remarquable de concision, précision, montage, d’un rythme cinématographique qui ne souffre aucun temps mort, a été conçu par deux talentueuses personnalités belges : David Deroy pour l’écriture (il avoua sur scène que l’idée lui en avait été suggérée par Jacques Isaye, ancien chef d’orchestre de la RTBF) et Julien Bechara pour la réalisation. Un documentaire donc sans hiatus, riche en images filmées d’époque, sans interviews qui en détourneraient l’attention soutenue, intercalant de temps à autre des plans contemporains de fragments de morceaux swing joués par le Tivoli Band dirigé par Eric Mathot, sous l’indéniable influence de Count Basie. Saluons le travail approfondi de recherche d’archives qui a permis d’étayer ce documentaire par des images animées surtout et des documents manuscrits parfois rares.

Tout se fait d’oreille en repiquant la musique qu’on écoute.

Stan (Constant) Brenders naît à Bruxelles en 1904. Il poursuit et termine de brillantes études au Conservatoire de Bruxelles (plusieurs premiers prix : piano, harmonie, etc.). C’est en 1920 que la Belgique découvre le jazz noir, le jazz hot, grâce à une revue itinérante. Stan est conquis et forme bientôt, avec son ami l’altiste Charles Remue et d’autres, une petite formation : les New Stompers. Et, chance inouïe, il part à Londres enregistrer en 1927 ! L’extrait sonore du film semble indiquer que son influence fut sans conteste celle de Bix Beiderbecke et de ses Wolverines. Inutile de dire qu’apprendre à jouer du jazz à l’époque n’était guère aisé. Pas de partition, de classe de jazz, de retranscription de solos ou de traité d’harmonie. Tout se fait d’oreille en repiquant la musique qu’on écoute. Le temps des pionniers, peut-être le plus grisant, exciting, comparé à l’académisme et au formalisme de certaines de nos jeunes pousses jazzistiques actuelles.

Après son mariage avec Madeleine, et à sa demande, il va abandonner la musique, pour diriger une usine de parapluies. En 1931, il sera tout de même engagé comme pianiste dans l’orchestre symphonique de l’INR (Institut National de Radiodiffusion) car la radio est apparue en Belgique et draine déjà des milliers d’auditeurs qui iront en augmentant au fil des années. C’est dans ce cadre que Brenders va créer une œuvre de Gershwin, en première européenne. Il quitte néanmoins cette formation, désireux de faire du jazz. Début 1936, coup de bol : le Ministre des PTT, Paul-Henri Spaak, lui demande de former un big band de jazz au sein de l’institut national de radiodiffusion. Spaak fera aussi construire un bâtiment art déco pour abriter les bureaux et studios de l’INR, place Sainte-Croix à Ixelles : le Flagey. Flagey est aujourd’hui encore un des immeubles emblématiques du pays pour ce qui concerne la radiodiffusion. Il a été rénové et dispose notamment de salles de spectacles aménagées dans les anciens studios.

Par la volonté d’Hitler, seuls les Flamands furent relâchés des stalags et oflags, les Wallons restèrent en détention jusqu’à la libération de leur camp

Flagey, c’est bien là, qu’en 1936, le vieux rêve de Stan Brenders commence grâce à la diffusion régulière de concerts de musique swing. Il va dès lors gagner en notoriété. La revue musicale « Melody Maker » va même le comparer au chef d’orchestre Henry de la BBC ! Le documentaire indique aussi que Stan Brenders fut influencé par Benny Goodman pour ses orchestrations. Cette information est assez difficile à vérifier. En effet, les documents sonores d’époque sont plutôt rares.

Vient donc l’attaque de la Belgique, le 10 mai 1940, par l’armée allemande et Stan est appelé. Troupier, il finit sa guerre du côté de Dunkerque où il est fait prisonnier. Mais il est relâché. Le documentaire ne le dit pas, mais par la volonté d’Hitler, seuls les Flamands furent relâchés des stalags et oflags ; les Wallons restèrent en détention jusqu’à la libération de leur camp. Stan va ainsi pouvoir se présenter à nouveau à l’INR, institut bien vite mis sous la coupe d’une direction allemande et rebaptisé Radio Bruxelles. Comme tant d’autres qui reprirent le cours interrompu de leur vie laborieuse, Stan Brenders reforme un orchestre et peut ainsi à nouveau faire ce qu’il a toujours adoré : jouer de la musique swing, faire vibrer les foules aux sons de cette musique de jazz qu’il vénère. Toutefois, après l’entrée en guerre des États-Unis (décembre 1941), il faut se modérer. Les nazis n’aiment pas la musique nègre, dégénérée à leurs yeux. Il faut ne pas interpréter de la musique trop hot. Il faut rebaptiser certains standards de jazz en leur donnant une épice française (« Poussière d’étoile » pour le standard de jazz « Stardust » par exemple).

La guerre et l’occupation sont, paradoxalement, la période la plus fructueuse de la vie et de la carrière de Stan Brenders puisqu’il peut composer à loisir et être payé comme fonctionnaire. Il a même la chance de pouvoir enregistrer un disque avec Django Reinhardt, en mai 1942, car le célèbre guitariste n’a pas été déporté pour être gazé à Auschwitz comme tant d’autres Manouches. Mais, en 1943, Stan est appelé à se présenter pour le Service du Travail Obligatoire, auquel il échappe grâce à un compromis : des contrats et l’obligation « morale » d’aller jouer en Allemagne ou de faire des représentations devant des publics composés en tout ou en partie de soldats allemands en uniformes. Brenders enregistrera même pour un label allemand ! Il n’est pas le seul à jouer devant et pour des Allemands : le saxophoniste Fud Candrix et le clarinettiste Jean Omer iront souvent jouer avec leurs orchestres sur le territoire du Reich allemand, notamment pour le compte de la DES (Deutsche Europa Sender), sur le site de l’UFA (Universum Film AG). UFA est cette célèbre usine à films berlinoise où fut produit Metropolis de Fritz Lang, mais aussi les productions nazies durant la guerre (Le Juif Süss, des documentaires sur la vie du ghetto de Varsovie, etc.).

Stan Brenders sut-il, occulta-t-il ou choisit-il délibérément d’ignorer ce qui se passait près de chez lui ?

Stan a des doutes, il se met en liaison avec un groupe de résistance – Athos – et leur fournit des informations sur Radio Bruxelles. Tout amateur d’histoire pourrait se demander quels secrets il aurait pu lui transmettre, mais le film reste muet à ce sujet. Quand le pays est libéré, les 3 et 4 septembre 1944, Stan est inquiet, il écrit d’une manière pathétique au nouveau directeur de l’INR, Théo Fleischman, pour lui dire justement son inquiétude à cause de certaines rumeurs qui circulent. Fleischman, pionnier de la radio, a fait un autre choix que Brenders : il a quitté la Belgique et animé durant la guerre Radio Belgique, de Londres, ne se gênant pas pour critiquer le rôle de radio de propagande nazie joué par Radio Bruxelles, celle pour laquelle justement travaillait Stan Brenders. Stan est accusé de trahison. L’auditorat militaire clôt le dossier en mai 1945 par un non-lieu. En 1955, il est blanchi par les autorités judiciaires, mais ne connaîtra pas de réhabilitation morale. Le mal est fait : la carrière, le blason, la notoriété, du talentueux pianiste et chef d’orchestre swing subissent le contrecoup de ce remugle de collaboration qui lui colle à la peau. Il fonde alors un club de jazz à Bruxelles, l’Archiduc, et continuera à y jouer jusqu’à sa mort, dans une semi-obscurité. Rappelons ici que cette réputation de collaboration colla un certain temps aussi à la peau d’Hergé (resté collaborateur d’un journal bruxellois sous la coupe nazie) et de Simenon en France. Pourtant, ils restèrent populaires et ne finirent pas leurs jours dans l’oubli artistique comme Stan Brenders.

Un documentaire remarquable donc qui ne prend pas parti, qui expose les faits seuls, laissant le spectateur libre de juger. Pour l’amateur de jazz, un moment d’émotion à l’écoute des quelques mesures de « Stardust » par l’orchestre de Brenders, la célèbre composition de Hoagy Carmichael dont chaque mélomane averti connaît au moins la fantastique version en grand orchestre et solo d’anthologie de Louis Armstrong. On peut regretter que les concepteurs de ce film aient, somme toute, parlé très peu du contexte jazzistique en Amérique, celui des orchestres swing des années 1930 et 1940. Hormis une fraction d’images de Duke Ellington au piano (un anachronisme car il est à ce moment-là question d’orchestres swing en Europe), rien sur Armstrong, sur Ellington, Count Basie, Cab Calloway etc.

Il est également à remarquer que le documentaire ne donne aucun contexte historique sérieux de l’occupation allemande pour un public non averti. Parce que, tandis que Stan Brenders égayait aussi ces braves soldats de la Wehrmacht, le Sicherheitsdienst (SD, partie de la SS), la Feldgendarmerie, des collabos du VNV et Rex, traquaient les Juifs et les résistants.
Au total, la Belgique paya bien un lourd tribut : 88.000 personnes tuées dont 75.000 civils, auxquels s’ajoutent 25.000 Juifs raflés, parfois avec le concours de la police ou d’une autorité communale (Anvers, Liège) et gazés à Birkenau (Auschwitz). Rappelons aussi qu’au cours de l’été 1940, 25 % de la population belge était sans revenus [1]. On peut comprendre et admettre que nombre de citoyens belges furent forcés de continuer à travailler sous l’occupation, y compris des artistes. En définitive Stan Brenders sut-il, occulta-t-il ou choisit-il délibérément d’ignorer ce qui se passait près de chez lui ? Lors d’une interview pour la RTBF (2002), rediffusée justement le 10 novembre dernier, André Glucksmann avait dit : « Le pire crime face au Mal (il parlait du nazisme, du communisme, etc.) c’est l’indifférence ».

Alors, Stan Brenders était-il indifférent ? Qui peut y répondre ? C’est peut-être là l’aspect le plus important et intéressant de ce documentaire. Hors de tout manichéisme, chacun est libre de juger avec un recul de plus de 70 ans. Nous avons aujourd’hui tous les éléments à notre disposition pour pouvoir nous forger une opinion.

par Roland Binet / JazzMania // Publié le 31 janvier 2016
P.-S. :

Article paru sur Jazzaround en 2015.

[1In ‘La Shoah en Belgique’ d’Insa Meinen, en version néerlandaise ‘De Shoah in België’, De Bezige Bij