Chronique

Marc Sarrazy, Laurent Rochelle

Intranquillité

Label / Distribution : Linoléum

Il est risqué de prononcer le mot « beauté » en société. Grand mot, gros mot presque, il pèse trop lourd dans une conversation, dans une chronique.

C’est pourtant bien de beauté qu’il faut parler au sujet de l’album de Marc Sarrazy et Laurent Rochelle. Pas la beauté froide et académique qui naît de l’observance des règles d’or, non : l’émotion que provoque Intranquillité est fille de la singularité, de l’incertitude, de l’équilibre instable.

« Intranquillité », le titre, ouvre un bal tout en contrastes, en phrases suspendues, en quasi-silences suivis de tempêtes, un piano minimal s’offre des envolées passionnées, la clarinette basse entre avec un son ondoyant, hésitant, puis tutoie John Surman dans les mélodies introspectives comme dans les écorchures. Même amplitude de ressources expressives dans le superbe et romantique « Cyclotimic Girl » où Laurent Rochelle s’emporte au soprano, songe, ricane dans des lambeaux de czardas, croise le fer avec un piano hanté par Michael Nyman, le rejoint dans ses méditations et l’emporte dans ses volutes répétitives.

Intranquille de bout en bout, le duo s’offre une récréation sardonique (« In The Glubb ») où le mot « jeu » prend tous ses sens : maîtrise instrumentale, divertissement, élaboration. Le sourire n’est jamais loin de l’inquiétude, ni la gravité de la dérision. « Syndrome de la mouche » est une sorte d’élégie-tango pour l’insecte qui se cogne à la vitre, et qui nous ressemble comme une soeur. « K. » rappelle Bernard Herrmann tout en retrouvant les tours de composition chers à Joachim Kühn, dédicataire de l’oeuvre. « Trois variations sur un je t’aime » doit aussi à Kühn l’alternance de passages méditatifs, de phrases minimes jouées d’une main droite légère sur des arpèges suspendus et de mouvements énergiques propulsés par une main gauche impérieuse. « Chant d’insomnie », plus marqué par le classique, entrelace les motifs semblables joués au piano et au soprano, fugue et contrepoint, et confie l’improvisation au sax qui balance entre le profond et l’infime, et semble chercher les paroles du poème.

Entre ces titres et quelques autres, des fragments courts (« Arachnoid Party », « Incertitude 32 »…) improvisés au piano, peut-être à deux, jeu simultané sur le clavier et à l’intérieur du ventre de la bête, feuilles de papier sur les cordes (l’angoisse de la page blanche : ce n’est pas en vain que Marc Sarrazy est aussi écrivain).

« Song For An Alter Ego », le dernier titre, est flanqué d’une « bonus traque » improbable avec grattements de vinyle et hommage au chant des baleines. Des mégaptères, précisément : cétacés aux « ailes géantes » qui nous rappellent certain oiseau baudelairien. Disque rayé, piano et melodica tournent sans fin autour de leur axe : suprême absurdité de l’art.

Littéraire à chaque coin de note, profondément musicien plus que simplement musical, c’est un album important que vous avez devant les yeux. Important et, redisons-le : beau.