Chronique

Martial Solal Newdecaband

Exposition sans tableau

Martial Solal (p), Claude Egea et Eric Le Lann (tp), Lionel Surin (cor), Claudia Solal (voc), Denis Leloup et Marc Roger (tb), François Thuilliez (tu), Thomas Grimmonprez (perc), Jean-Philippe Morel (el b, b).

Label / Distribution : Nocturne

Amateurs de lignes droites férus de continuité, passionnés de chansons « relax »… passez votre chemin : Exposition sans tableau n’est pas fait pour vous ! L’incorrigible Martial Solal a sorti une fois de plus un disque « solalien » pur jus. C’est-à-dire une musique qui file à cent à l’heure, toute en zigzags, brisures, ruptures, ricochets, rebonds… Une vraie balle de flipper ! Une musique faite d’imprévus qui maintiennent l’auditeur sous tension du début à la fin. Impossible de rester tranquille ! Une musique où les détails pullulent : clins d’œil espiègles, dialogues sur chœurs, brouhahas structurés... Une musique maligne, sérieuse dans la parodie, un peu à la Buster Keaton. D’ailleurs, comme Solal cherche à présenter une idée sous tous ses angles, sa musique devient très vite cinématographique, avec gros plans, travellings, contre-champs, panoramiques, contre-plongées… autour d’un thème central.

En plus du complice de toujours, Eric Le Lann, et de Denis Leloup qui jouait déjà dans le Dodecaband, Solal a fait appel à une nouvelle vague de musiciens. Il double la trompette de Le Lann par celle de Claude Egea et le trombone de Leloup par celui de Marc Roger. Pas de saxophone dans ce combo, mais le cor de Lionel Surin et le tuba de François Thuilliez. « A Frail Dance » est le seul morceau où Claudia Solal chante un texte - sur les autres, sa voix est utilisée en section avec les soufflants. Les percussions ont été confiées à l’excellent et omniprésent Thomas Grimmonprez. Enfin, c’est Jean-Philippe Morel qui tient la basse, parfois électrique et « dans le vent » – preuve que Solal est à l’écoute du présent.

Titre du disque oblige, on ne peut éviter d’évoquer Les Tableaux d’une exposition. Evidemment, la comparaison peut paraître osée, voire oiseuse, car les genres sont différents, mais le jeu des similitudes est amusant. Côté musique (dans la version de Ravel), nous pourrions évoquer le rôle de la trompette, à qui revient l’entame des deux suites, l’apothéose de « La grande porte de Kiev » qui trouve son pendant dans le bluesy « Lamblike », le foisonnement instrumental, les changements mélodico-rythmiques brutaux etc. mais tout cela est tiré par les cheveux…

Côté contexte, une première coïncidence est anecdotique : Moussorgski a écrit ses Tableaux en 1874… juste un siècle avant la mort de Duke Ellington, présent en filigrane dans la plupart des œuvres pour orchestre de Solal, y compris, bien sûr, dans l’Exposition. A la base, les Tableaux sont écrits pour piano, l’instrument de Martial, mais sont davantage écoutés dans leurs versions pour orchestre, l’instrument de Solal. A ce titre, dans l’Exposition, nous trouvons également cette dualité entre piano soliste et piano orchestre : Martial Solal ne cesse d’aller et venir entre l’orchestre et la section rythmique. A l’instar des Tableaux, l’Exposition peut aussi s’écouter comme une suite de 43’40 tant la cohérence est grande d’une plage à l’autre - écouter un morceau séparément de l’album lui fait sans doute perdre du sens. Mais là où Moussorgski avait intercalé cinq « Promenades », l’Exposition de Solal n’est qu’une promenade en six mouvements puisqu’il n’y a pas de tableaux ! Sinon, Moussorgski semble aimer les titres bouffons : le « Ballet des petits poussins dans leurs coques » ou « La cabane de Baba Yaga sur des pattes de poule ». Et même s’il s’est retenu dans l’Exposition, ces titres pourraient être de Solal !

Reste à souligner l’excellent texte de la pochette signé Arnaud Merlin, qui décrit brièvement la démarche de Solal, l’ambiance de chaque morceau et le rôle des solistes. C’est clair et convaincant comme la musique du « Maître ».

A près de quatre-vingts ans, Solal montre avec brio qu’il n’a rien perdu de sa verve, ni de sa créativité musicale, et nous ne pouvons que constater avec Xavier Prévost qu’il est « un grand musicien, dont l’importance excède largement les frontières de l’Europe – et celles du jazz. » [*]

  1. « Incoercible » (7’21).
  2. « Western » (7’11).
  3. « A Frail Dance », texte de Claudia Solal (9’59).
  4. « Cortancyl » (6’05).
  5. « Exposition sans tableau » (6’36).
  6. « Lamblike » (6’24).

Toutes les compositions sont signées Martial Solal.

par Bob Hatteau // Publié le 16 avril 2007

[*Dictionnaire du jazz – Collection Bouquins – Robert Laffont.