Chronique

Matt Turner, Bill & Peg Carrothers

The Voices That Are Gone

Matt Turner, cello ; Peg Carrothers, voc ; Bill Carrothers, p

Label / Distribution : Illusions

« En duo… »

1. Bill Carrothers, les voix du passé…

Ancré dans l’histoire des États-Unis, jeune pays, le dernier projet du violoncelliste Matt Turner rend hommage à Stephen Foster (1826-1864), auteur des thèmes les plus populaires de la musique américaine, compositeur de « minstrel songs » du théâtre « blackface ».
Il a convié tout naturellement ses amis Bill et Peg Carrothers pour qui l’histoire est affaire de fantômes et la musique une façon de s’entretenir avec eux, les voix du passé faisant partie de leur quotidien. Dans Armistice 1918, où Matt Turner était déjà présent, le pianiste et sa femme faisaient revivre le passé avec sensibilité et talent, dans l’espoir qu’il éclaire le présent, intégrant dans le destin collectif ces millions d’anonymes précipités dans la tourmente.

Carrothers avait déjà enregistré un disque (émouvant) d’improvisation sur les airs de la guerre civile américaine The Blues And The Greys, cette musique faisant toujours partie de son répertoire et constituant même la matière première de son jeu. Après un autre épisode intitulé Civil War Diaries, la proposition de Turner inscrit tout naturellement un nouveau chapitre dans sa discographie, un instantané supplémentaire.

Le pianiste a la chance de s’accorder parfaitement avec sa chanteuse, qui est aussi sa femme, précieuse Peg qui, pour ses chansons d’époque, prête sa voix simple et fraîche, restituant à merveille la dimension collective de ces précieuses pépites que l’on reconnaît tout au long du disque. Une véritable révélation que de réentendre ces tubes de notre « enfance », ces chansons d’un folklore exotique (pour nous Européens) qui accompagnaient sur le petit écran les westerns, très à la mode alors. « Oh Susanna » par exemple fut écrite par ce Stephen Foster inconnu du grand public dont la mémoire est réhabilitée ici. La jaquette délicatement rétro, historicisante, mérite aussi attention. Elle est due au travail de Philippe Ghielmetti et de son label Illusions : inlassablement, il continue à creuser le sillon des musiques aimées et à porter les projets des musiciens amis.

Dans cet ensemble peu conventionnel, Bill Carrothers s’appuie sur le violoncelle chaud et sombre de son ami Turner, qui effleure parfois la mélodie pour mieux la zébrer ensuite de convulsions rageuses. Se crée ainsi un trio de chambre où les couleurs individuelles se marient au sein d’un vrai jeu d’équipe. Tirée souvent vers le grave et le doux, la sonorité d’ensemble aide à une intériorisation de ces thèmes (l’évanescent « Beautiful Dreamer »). La voix de Peg enveloppe, caressante, et quand l’archet chante à son tour, il advient quelque chose de sensuel. Mais sans s’attarder trop, Turner sait aussi enflammer sa musique d’un swing vibrant : il s’avance vers les mélodies qu’il contourne sans les détourner, puisant des citations qu’il anime d’un toucher assurément superbe, sur ces treize titres que l’on écoute à la suite. La reprise percutante de « Oh Susanna » est particulièrement excitante.

Le jazz dans tout ça ? C’est le langage musical de Turner et Carrothers, qu’ils aiment et maîtrisent, et que firent découvrir à l’Europe les premiers orchestres américains débarqués en 1917. Mais à côté des improvisations où ils excellent (« Camptown Races » ou « The Glendy Burk »), ils mêlent d’autres styles - le blues bien sûr (l’introduction, lumineuse, au violoncelle seul, de « My Old Kentucky Home, Good night »,) la musique « classique » américaine (Charles Ives, Carl Ruggles), le folk et la pop qui se nourrissent de ces mélodies (« Hard Times Come Again No More »).

Un disque nostalgique, mais traversé de fulgurances « modernes » qui présente une vision renouvelée du patrimoine nord américain.

— Sophie Chambon



2. « Dear friends and gentle hearts »…

Il y a dans presque tous les films de John Ford un moment, fragile, où l’action s’installe à l’abri du danger. Les pèlerins dressent la tente — au propre comme au figuré ; ils dansent. Dans la toute jeune Amérique de Vers sa destinée, de La poursuite infernale ou du Convoi des braves, ils dansent ; au bord des routes poussiéreuses des Raisins de la colère, ils se baignent dans le fleuve, et dansent. C’est dans un creux du réel semblable à ceux-là (d’autres avant lui y sont passés, sans doute : rarement avec la même grâce) que se sont logés Matt Turner, Bill et Peg Carrothers et leurs Voices That Are Gone enregistrées début 2008 à Minneapolis et publiées tout récemment chez Illusions (France). Un disque consacré au compositeur américain Stephen Collins Foster, né en 1826 et mort en 1864, à la toute fin de la guerre de Sécession. On doit à l’inclassable compositeur une centaine de chansons [1] dont ils font ici leur nid, avec une prédilection pour « My Old Kentucky Home, Good Night », repris cinq fois et chaque fois recréé, replongé dans le jus du temps. Matt Turner, en un étrange solo de violoncelle pincé, ouvre le disque sur ce titre ; puis le reprennent Peg Carrothers, claire voix folk, et les deux instrumentistes, au bord de l’enivrement. Carrothers y revient, seul, à la plage 7, dans la résignation ; en trio à nouveau, avec troubles, hésitations et ruptures de ton à la plage 10. Le disque s’achève avec cette même chanson, chantée sotto voce par Peg Carrothers, qui la fait se fondre peu à peu dans le crissement tranquille de l’air d’été. Viennent s’intercaler entre ces rocs les sept autres chansons, reprises et travaillées entre inquiétude et sérénité.

The Voices That Are Gone - The Music of Stephen Foster ne sont ni jazz, ni musique classique, ni blues, prévient gentiment, dans ses notes de couverture, Matt Turner, que l’on a déjà croisé en compagnie de Bill et Peg Carrothers sur le très bel Armistice 1918 (Illusions), disque parent de The Voices, comme le sont les Civil War Diaries de Bill Carrothers ( Illusions). Ces trois-là — Bill, Peg et Matt — se sont fait une spécialité d’aller chercher dans la texture et l’histoire des mélodies populaires ce qui en fait l’essentielle beauté — beauté du moment de la création, beauté du souvenir et de la transformation. Foster écrivit ses mélodies en un moment complexe et douloureux de l’histoire américaine, dominé par la montée des tensions entre abolitionnistes et anti-abolitionnistes ; l’un de ses meilleurs amis, Charles Chiras, était un poète et militant anti-esclavage et anti-capitaliste. Il composait principalement pour les « Minstrel shows », spectacles chantés et dansés par des blancs grimés en noirs, même si ses mélodies étaient aussi fort prisées dans les foyers et dans les sociétés musicales. Recyclant toutes les influences musicales dont la côte Est des États-Unis était riche, Foster transfigura ces douteux « Minstrel shows », en gomma le grotesque et la moquerie pour y substituer, par la vertu de ses mélodies et des textes choisis, une humanité rêveuse et parfois souffrante. Et comme Ford, homme du XXè siècle, allait extraire et recréer de cette même époque, à l’aide de sa mécanique cinématographique, des épiphanies anciennes, des moments de beauté [2], les musiciens de The Voices redonnent, avec un dispositif bien plus simple (piano, violoncelle, voix) vie au temps et à l’œuvre — à l’âme, qui sait — de Foster. Qui mourut, dit-on, sans un sou ; on retrouva dans sa poche un petit bout de papier où il avait griffonné ces mots : « Dear friends and gentle hearts ».

par Anne-Sylvie Homassel , Sophie Chambon // Publié le 8 décembre 2008

[1Dont « The Voices That Are Gone » (que n’interprètent pas Matt, Bill et Peg sur le disque qui porte pourtant ce titre), mais aussi « My Old Kentucky Home, Good Night », « Beautiful Dreamer », « Camptown Races », « Jeanie With The Light Brown Hair », « Oh ! Susanna », « Slumber, My Darling », « The Glendy Burk » et « Hard Time Come Again No More ».

[2Son Vers la destinée, biographie filmée du jeune Lincoln en est un sublime exemple.