Chronique

Matthew Shipp & Roscoe Mitchell

Accelerated Projection

Roscoe Mitchell (as, ss, fl) ; Matthew Shipp (p)

Label / Distribution : Rogue Art

C’est une documentation remarquable que nous propose ici le label RogueArt, affairé depuis quelques mois à distinguer le travail de Matthew Shipp. Après Magnetism(s) en trio, c’est un live italien de 2005 qui nous arrive, comme s’il était tout frais, à peine sorti du toucher d’un pianiste prolixe. Disons-le et redisons-le, cette période du tournant du siècle est certainement l’une des plus époustouflantes de Shipp ; que dire lorsque c’est Roscoe Mitchell qui l’accompagne dans un duo intense et sans temps faible où, même quand le piano s’exprime seul, la tension collective est exacerbée ?

C’est le cas dans « Accelerated Projection II » où, dans une économie de notes qui se fixent sur une main gauche fouineuse, la relative parcimonie tient l’auditeur en alerte, prêt à accueillir la réplique de Mitchell dans un « Accelerated Projection III » tout aussi rêche où le saxophone déchire l’air comme un tissu élimé, va chercher refuge dans des stridences qui rabotent le silence davantage qu’il ne le déchire. Il ne faudrait pas cependant penser que ces deux légendes du jazz jouent chacun de son côté, comme des réponses successives. Le déluge de « Accelerated Projection IV » est un résultat annoncé, préparé, comme des pièces de puzzle qui s’emboîteraient miraculeusement. Ce n’est pas anodin si ce morceau central dans l’album donne l’impression d’un tremblement de terre : les deux plaques se frottent enfin, l’une souterraine qui cherche les infrabasses, l’autre pliant tout en surface au saxophone alto. La déflagration est courte, se termine dans la vibration ténue d’une corde de piano, mais elle a tout transformé, à commencer par Roscoe Mitchell, passé subrepticement à la flûte.

Le résultat, on le découvre dans « Accelerated Projection VI », sans doute le morceau le plus déconstruit de cet album. Le duo, qui décide soudainement de tourner le dos à l’urgence, se lance dans un long dialogue tout en lignes brisées qui tentent de s’amalgamer dans la tourmente. Ils y parviendront, à mesure que le piano se fait de plus en plus pesant, encerclant Mitchell comme on tente de maîtriser les convulsions d’un être farouche. Accelerated Projection est le témoignage brut d’une vieille amitié sans concession qui rappelle que la liberté n’est pas chose négociable pour ces musiciens-là.