Chronique

Matthew Shipp Trio

To Duke

Matthew Shipp (p), Michael Bisio (b), Whit Dickey (dms)

Label / Distribution : Rogue Art

Maintes fois rendu, y compris par les plus grands, l’hommage à Duke Ellington ne pouvait que prendre une tournure singulière dans l’esprit du pianiste Matthew Shipp et de son trio. Ici, la formule - simplement intitulée To Duke - est tournée vers l’exploration. Les riches accords plaqués sur « Prelude to Duke » en ouvrent d’emblée les divers possibles. On retrouvera sur cet album, qui alterne reprises et compositions, une large gamme des humeurs d’Elligton, depuis « In a Sentimental Mood » jusqu’à « Solitude », en passant par « Mood Indigo » et « I Got It Bad and That Ain’t Good ».

Si l’on se réjouit de retrouver ces grands thèmes du répertoire ellingtonien, c’est aussi parce qu’ils sont abordés – outre l’énergie et l’engagement total – avec une liberté inattendue eu égard à leur statut quasi muséal. Matthew Shipp développe ses idées – son point of departure – à partir de certains intervalles plus dissonants, construit des motifs semblables, et utilise toute la résonance des notes graves du piano (« Take the A Train », saisissant). La transition entre les thèmes originels et les phrasés relevant de son style propre - et inversement - montre les premiers sous un tout autre aspect, parfois plus sombre, plus profond, sans rien sacrifier de leur légèreté de départ. L’entente, très directe, avec Michael Bisio et Whit Dickey, maîtres de leur instrument, traduit une complicité de longue date. On notera la grande polyvalence technique du contrebassiste, opportunément exploitée, et le foisonnement débridé du batteur, plus particulièrement mis en avant sur « Dickey Duke » (Shipp).

Notons que le concert de sortie de l’album a eu lieu dans le cadre du Festival Sons d’hiver le 23 janvier 2015 (Newman Taylor Baker remplaçant Whit Dickey), et qu’il marquait par la même occasion les dix ans du label RogueArt. Le choix de jouer ces pièces quasi d’une traite y a favorisé la perte de repères : on était ainsi surpris de reconnaître çà et là, dans la cohue des rythmes, un thème très familier au sein d’un matériau sonore dense. On a pu également apprécier visuellement le rapport très physique de Shipp au piano, à travers des « brassées » hypnotiques ramenées vers soi depuis le clavier et des moments de confrontation plus intense.