Chronique

Michel Arcens

John Coltrane, la musique sans raison

John Coltrane, la musique sans raison - Esquisses d’une philosophie imaginaire. Essai pour une phénoménologie du jazz.

Un titre, un sous-titre, deux accroches : on sent que Michel Arcens a voulu prévenir son lecteur. Et qui imaginerait trouver dans son livre une bio-discographie de plus de John Coltrane (1926 – 1967) serait vite déçu. C’est de bien autre chose qu’il s’agit. De musique, de philosophie, de littérature, et tout cela « sans raison », c’est à dire peut-être sans cause, mais aussi et surtout d’une façon déraisonnable. Quand on aime la musique (la littérature, la philosophie, etc.), et même si l’on réduit provisoirement celle-ci à n’être que celle de John Coltrane, c’est toujours de façon excessive. Ou alors c’est qu’on n’aime pas. Quant aux « Esquisses », qui portent sur une philosophie imaginaire comme le folklore de l’ARFI, elles sont le rêve d’une pensée, mais pas cette pensée elle-même. Michel Arcens n’est pas un penseur, même si son livre contient de nombreuses pensées auxquelles il se réfère. Il est plutôt un sensitif, un écrivain vagabond, un promeneur. Quand il dit que ce livre est « le même » que celui qu’il a publié il y a quelques années sous le titre Instants de Jazz (chez le même éditeur), il ne faut pas le croire, mais il faut s’y tenir. D’une certaine façon, il est comme John Coltrane, en effet, tenu à une certaine réitération, à reprendre toujours le même chemin de ses « choses favorites ». Mais comme Coltrane également, chaque reprise est un peu différente de la précédente, elle fait sa place à l’improvisation, à l’invention, à la vie elle-même. Dans son John Coltrane, on repasse souvent sur les mêmes chemins, mais l’éclairage est différent, la lumière a bougé, les arbres ont changé de couleur. C’est la vie même dans son processus de renouvellement permanent.

Voilà, c’est dit. « John Coltrane » vaut ici pour « Michel Arcens » de façon métonymique. A partir de là, tout peut advenir, et tout peut se lire : la philosophie de Michel Henry (1922 – 2002) comme référence marquée, insistante, donc une certaine « phénoménologie » qui n’a rien à voir avec celle de Hegel, et se distingue aussi de la tradition husserlienne, l’ensemble des déclarations explicites de John Coltrane sur la musique, la vie, la philosophie, les propos recueillis par Franck Médioni (John Coltrane, 80 musiciens de jazz témoignent, Actes Sud) sur ce même musicien, sans oublier nombre de références littéraires et philosophiques qui viennent sous la plume au gré du voyage. Il y est question de la vie, de la création dans l’art, de l’improvisation, de tout ce qui fait que « le jazz » vaut pour « la vie elle-même », indestructible, sans achèvement possible, toujours recommencée. La mer !!!

Ensuite, tout dépend du lecteur… Quand on a admis (sans réserve) que le livre ne portait sur « John Coltrane » que de façon allusive et indirecte, reste à suivre l’auteur sur les chemins qu’il propose et induit. La philosophie « imaginaire » se distingue de la philosophie « réelle » en ce qu’elle ne connaît pas (ou ne veut pas connaître) la contradiction. La philosophie « réelle » procède par concepts, et même par construction de concepts. Je le dis de ma place, et avec quand même l’assentiment d’un certain nombre de penseurs avant moi ! La philosophie accepte la contradiction, elle en fait même parfois le ressort de la réalité et de l’histoire. Les contradictions sont faites pour être surmontées, mais à condition d’avoir été reconnues et assumées. Rien de tel ici. Un seul exemple, très éclairant : méditant sur « l’impossible », Michel Arcens le réfère à quelque chose comme « l’irréel ». Mais quelques lignes plus bas, citant Lacan, il lui reprend la formule célèbre selon laquelle « l’impossible, c’est le réel ». Cette contra/diction (c’est en une, pour autant que vous admettiez qu’il y a dans chaque énoncé un « dire »…) mériterait d’être explicitée, travaillée, peut-être sous forme dialectique. Mais on peut aussi – ce que fait d’une certaine façon Michel Arcens – la nier, la refuser, dire qu’elle n’est pas, que « quelque part » il n’y a pas de contradiction. Et c’est vrai, nous le savons depuis Freud, dans l’Inconscient, pas de contradiction. Mais c’est aussi que dans l’Inconscient, il n’y a aucune « diction » au sens strict du terme.

Ce quasi-refus du concept, au profit d’un sensible qui se veut comme « la vie elle-même » est quand même regrettable, en particulier à propos de John Coltrane. Car la réitération des « Favorite Things » est l’exemple presque parfait qui indique que Coltrane, justement, tient (est accroché) à un bout de réel, qui est bien là pour lui un « impossible ». Quelque chose d’insupportable à quoi il tient plus qu’à tout : son symptôme. Dire ça, c’est en effet prendre le risque d’être contredit, d’autant que l’auteur de « Olé » n’est plus là pour nous en parler. Mais penser, c’est prendre des risques. Même si l’on s’accorde sur le fait qu’on ne va pas s’étriper pour autant ! Le jazz (encore une métonymie possible pour parler de soi en imaginant parler des autres) nous réunit quand il est lié à notre désir et à ce qui peut s’en dire (je souligne). Il nous sépare quand il devient l’objet de notre jouissance et la cause (la raison) de notre désir. Il y avait bien une raison qui poussait Coltrane à rejouer sans cesse « My Favorite Things ». On n’en saura jamais rien, et ça n’a pas d’importance. Il n’empêche que Coltrane avait ses raisons d’être déraisonnablement « tenu » à ce thème, qui par ailleurs parle dans son titre de quelque chose (« Thing ») de très intimement lié à lui-même comme sujet (« Favorite »).

Différence et répétition. Nous y revoici. Un grand merci à Michel Arcens de nous donner à penser, même si c’est « contre », ou « à côté ». Mais encore une fois que le lecteur potentiel ne s’y trompe pas. Les chemins à parcourir sont aussi rudes que l’écoute de John Coltrane - qui ne laisse pas en repos. Du moins pas souvent…