Chronique

Michel Graillier

Live au Petit Opportun

Michel Graillier (p)

Label / Distribution : Ex-Tension

Dix ans déjà que Michel Graillier nous a quittés. C’était le 11 février 2003 ; le pianiste n’avait que 54 ans et, derrière lui, une vie de musique, une vie en musique. Une étoile mystérieuse et magnifique venait de s’éteindre et déjà tous ses amis le pleuraient.

Michel Graillier aurait pu se satisfaire de sa condition d’ingénieur en électronique après un diplôme obtenu en 1968, mais il faut croire que d’autres forces, irrépressibles, l’ont conduit à un choix qui n’en était certainement pas un, celui de la musique. La route – tel un chemin de lumière - de cet homme discret (ce qui était aussi la marque de son élégance) a croisé celle de très grands noms de l’histoire du jazz : Aldo Romano, Jean-François Jenny-Clark, Steve Lacy, Jean-Luc Ponty, Bernard Lubat, Georges Arvanitas, René Urtreger, Jacques Thollot, Steve Grossman, Christian Vander [1], Christian Escoudé, François Jeanneau, Riccardo Del Fra, Simon Goubert et, prince parmi les princes, le grand Chet Baker qu’il accompagnera pendant près de dix ans.

Entre 1996 et 1999, Bernard Rabaud, patron du Petit Opportun – lieu mythique du jazz nocturne – lui propose de jouer en solo un lundi par mois. Ces concerts ont été enregistrés par Ludwig Laisné nuit après nuit. Une belle idée. Aujourd’hui, ce Live au Petit Opportun paru chez chez Ex-Tension Records rassemble douze thèmes – dont beaucoup de standards gravés dans le marbre tels « Round Midnight », « Milestones », « Autumn Leaves », « Estate », « Memories Of Tomorrow » - sélectionnés par Micheline, sa femme, qui proviennent de trois soirées (20 décembre 1996, 3 mars 1999, 28 juillet 1999). Soit au total plus d’une heure de musique hors du temps, belle à en couper le souffle.

Ce live est le cinquième album solo de Michel Graillier après Ad Lib (Musica, 1976), In A Spring Way (Red, 1978), Toutes ces choses (Open, 1979), Fairly (Quantum, 1991, réédité par Le Chant du Monde en 2005). Autant dire que sa parution, loin d’être une simple exhumation tardive, revêt une importance capitale pour tous ceux qui aimaient le pianiste et l’ont suivi de près ou de loin. Les années ont passé, mais on reste bouleversé par la lumière intérieure de cet artiste à la sensibilité exacerbée. La musique habitait Michel Graillier tout autant qu’il habitait sa musique. Il faut l’écouter, l’écouter encore pour comprendre la magie qui opérait dès que ses mains se posaient sur les touches. On ressent physiquement le flux vital qu’il insufflait à chaque mesure et qui, à l’évidence, le submergeait lui-même (à ce titre, la seconde partie de « How Deep Is The Ocean » est saisissant). L’émotion affleure à chaque instant, la musique devient tout à coup chant et rêverie, on retient son souffle devant les fulgurances de cette offrande faite au public. C’est un processus de pacification intérieure qui, doucement, s’installe au plus près du cœur. Pascal Anquetil qualifie très justement Michel Graillier de musicien intime : « Ce n’est pas celui qu’on écoute, mais celui qu’on réécoute, celui qu’on aime faire découvrir aux autres, qu’ils soient connaisseurs ou néophytes ».

A ce compte-là, Live au Petit Opportun remplit parfaitement sa mission d’œuvre d’initiation ou de célébration : il est un témoignage précieux de la richesse humaine et artistique de Michel Graillier, il nous dit aussi combien ce musicien a laissé un vide impossible à combler. Sa forme épurée, son expression fervente et son intimité presque mystique, toutes ces choses en font un recueil dont la valeur inestimable s’apprécie de jour en jour.

par Denis Desassis // Publié le 8 avril 2013

[1Michel Graillier a fait partie de Magma, et on peut l’écouter en particulier sur Köhntarkösz, le plus beau disque du groupe, en 1974. Il participera également aux aventures plus jazz du batteur, comme en atteste l’album Antibes 1983 du trio Alien.