Portrait

Miles, une esthétique du silence

Entretien avec Nicolas Gardel à l’occasion des 25 ans de la disparition de Miles Davis


Nicolas Gardel, trompettiste phare de la scène toulousaine (The Headbangers, Initiative H…), en préparation d’une leçon de jazz autour de Miles Davis, nous a donné quelques éléments à propos de ce musicien qu’il a découvert relativement tard. De formation classique, Nicolas Gardel est en effet arrivé à la trompette jazz via Freddy Hubbard et Clifford Brown. Miles Davis plus tard mais de manière définitive.

- Quand on regarde la carrière de Miles Davis, on est frappé par le nombre de courants musicaux qu’il traverse. Bebop, Cool, Hard Bop, modal… Et le fait que, pour la plupart, il en est un représentant majeur, sinon l’initiateur. Aux yeux d’un musicien, qu’est-ce que cela représente ?

C’est avant tout hyper compliqué car Miles Davis a réussi à être toujours dans le moment avec brio. Il a mené sa musique avec une capacité à voir et mieux encore à anticiper les évolutions esthétiques. Il a vu arriver le rock et la pop. Dans les années 1960, il a vu arriver le courant « électrique » et a compris que ça allait changer beaucoup de choses. C’est de cette capacité à anticiper qu’il a tiré un parti pris à la fois musical mais aussi de carrière musicale. Ce qui est compliqué également, c’est qu’en traversant ces différents courants, il a toujours su s’adapter et innover. Et puis il y a chez Miles Davis une ouverture d’esprit. Jean-Pierre Ramirez m’a raconté que lorsqu’il jouait à New York avec Kassav, Miles Davis venait les écouter. C’est tout de même significatif de cette ouverture d’esprit. Lui, le musicien superstar, l’icône, il se déplaçait pour écouter un groupe français de zouk.

- Et en termes de technique, ou plutôt de pratique instrumentale ?

Ce qui me semble caractéristique, c’est que son jeu évolue mais ne change pas. Il a tout le temps joué avec les silences et il n’a jamais cédé à la virtuosité. Même lors de sa période « rock ». Son esthétique c’est le silence. J’ai envie de dire qu’il ne prostituait pas son jeu. Il avait cette capacité géniale d’avoir une patte qu’il n’a jamais dénaturée en passant d’un style à l’autre. En fait, c’est ça, sa virtuosité.

- Alors que la pratique de l’instrument peut paraître physique, il y a, dans son jeu, une épure, un goût de la retenue. On a la sensation que Miles Davis va à l’essentiel.

Le jeu de trompette est physique. Mais chez Miles Davis, je dirais qu’il est intense. Il n’est jamais tape-à-l’œil. Il y a une justesse absolue. Et c’est d’autant plus visible que ses notes sont souvent longues et tenues. Et là aussi, il y a quelque chose qui relève de la virtuosité. Il y a effectivement le souci d’aller à l’essentiel et en même temps de la pudeur. Rien n’est à jeter. C’est comme Armstrong. Tout est ponctué avec des points, des exclamations, des interrogations, des suspensions. Pour moi, l’un et l’autre sont des génies. Leurs phrases sont toujours très cohérentes. C’est parfait.

- Ces sons longs, ce choix de ne pas jouer vite, se trouve aussi lors de sa période bop ?

Oui, on sent déjà ce parti pris. Et il y a une grande intelligence chez Miles Davis. S’il avait joué avec la rapidité, il serait sûrement resté un second couteau. Il ne pouvait pas rivaliser avec Dizzy Gillespie. Il a fait le choix de jouer autrement. C’est très intelligent.

- Et puis, parmi tous les styles qu’il a joués, il y a un grand absent, le free. Or, être musicien noir américain dans les années 1960, difficile de ne pas en être.

Oui, il n’a pas été dans le free. Pourquoi ? Peut-être parce que ce n’était pas un suiveur. Il n’aurait pas été du genre à intégrer un courant dont il n’aurait pas été à la genèse, sinon un leader. En revanche, Miles Davis a utilisé le free comme un outil. Pas comme une musique ou un style.

- Et puis il y a Miles Davis leader de groupe.

Quand je jouais avec David Sanborn, il y avait avec nous Richard Patterson à la basse. Je savais qu’il avait joué avec Miles Davis à la Villette. Et bien sûr, je lui ai demandé.
C’était comment ?
Et Richard Patterson m’a raconté.
Il jouait à New York. Miles Davis était dans la salle mais il ne l’a appris que le lendemain lorsque l’agent de Davis l’a appelé pour l’engager.
Il vient aux répétitions. Il y a le groupe mais il n’y a pas Miles Davis. Arrive le concert, la balance et il n’est toujours pas là.
Il est apparu finalement dix minutes avant le concert, lui demandant s’il avait le trac.
Richard Patterson lui a répondu qu’il était complètement en stress. Et Miles Davis a répondu que tout était alors OK. A la fin du premier morceau, Miles lui fait signe de prendre un chorus. Et Patterson m’a dit que son chorus n’était pas terrible mais que dès le deuxième morceau, il a fait un concert où il s’est complètement éclaté, qu’il était très détendu.

Ça montre cette capacité que Miles Davis avait de diriger.
Et puis il savait faire les castings. On a beaucoup dit à propos des musiciens dont il s’est entouré. C’est incroyable. Or, on ne s’en rend peut-être pas compte, mais c’est très dur de choisir les bons musiciens.
En revanche, et c’est quelque chose d’assez extraordinaire, Miles Davis n’était pas arrangeur. Et sa musique a une patte, un style. On a carrément l’impression qu’il pouvait mener sa musique sans être arrangeur. Que ce n’était pas très important. Même s’il a su s’entourer là aussi.
Et on peut citer, ne serait-ce que, Gil Evans.

par Gilles Gaujarengues // Publié le 27 septembre 2016
P.-S. :

Nicolas Gardel fera une leçon de jazz à la Cave poésie à Toulouse, « Miles the Jazz Phoenix » le 29 novembre prochain.
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