Scènes

Mina Agossi en concert à Marseille

Prise de risque en trio


Mina Agossi (voc), Alex Hiele (cb), Bertand Perrin (dms)

On ne peut qu’être admiratif devant un artiste qui a le sens de la prise de risque. En effet, au niveau du jazz vocal, trop nombreux sont celles et ceux qui se contentent au mieux de nous gratifier d’honnêtes interprétations appuyées par des arrangements solides et efficaces mais sans surprise, et au pire de nous infliger leurs univers musicaux dénués d’âme, aseptisés et confortables, au sein desquels la moindre velléité créative est balayée d’un revers de main par l’omnipotent marketing.

Mina Agossi ne fait partie d’aucune de ces deux catégories ; de prime abord, le choix de la formation est de nature à attirer l’attention sinon à forcer le respect : la chanteuse n’est secondée que par la batterie et la contrebasse. Néanmoins, pour Mina Agossi cela relève presque du big band puisqu’elle s’est déjà hasardée dans des structures encore plus épurées : en duo avec le bassiste Vincent Guérin pour l’album Voice and Bass en 1997 ; en duo toujours, avec le batteur Philippe Combelle en 2001 dans Alkemi.

Mina Agossi
par Jerzy Bartkowski

Le spectateur se trouve donc partagé entre deux sentiments antagonistes, avant même que le concert ne commence : d’une part, l’admiration devant une chanteuse qui a pris le parti de se faire accompagner d’une section aussi minimaliste ; d’autre part, une exigence accrue devant cette même chanteuse qui est justement assez « gonflée » pour avoir fait ce choix.

Le déroulement du concert, à travers la variété des morceaux et la richesse et l’audace des arrangements, confirme l’espoir : cela commence avec « Caravan » de Duke Ellington, pris à un tempo assez lent, appuyé par une ligne de basse répétitive jouée à l’archet qui procure au morceau une puissance lourde acoquinée au rock voire à l’esprit du métal. Ce titre est aussi l’occasion pour Mina Agossi et sa voix grave de jouer comme un chat dans les sonorités orientales en se livrant à un scat nonchalant et envoûtant. Là encore elle marque son originalité : dans le scat, le choix rare de la lenteur traduit ici la recherche de la note juste plutôt que la virtuosité commune.

Mina Agossi
par Jerzy Bartkowski

C’est ensuite le tour de « Carrousel », composé par Mina Agossi, une valse jouée dans l’esprit de Nino Rota. On retrouve là des harmonies connues, mais à entendre le titre suivant, on se demande si ce « Carrousel » là n’a pas été choisi juste pour nous laisser souffler. En effet, le troisième morceau est « Ain’t Misbehavin’ », standard octogénaire ayant subi une cure de jouvence sans ménagement : si le pont du morceau, lui, est repris de façon relativement classique en ternaire soutenu par une walking-bass, les couplets sont chantés en rap, Mina Agossi étant rythmiquement en parfaite phase avec la batterie de Bertrand Perrin.

Le quatrième morceau révèle enfin l’esprit qui plane au-dessus de la scène, une des inspirations apparemment majeures de Mina Agossi : Jimi Hendrix, avec ici « Third Stone From the Sun » (on trouve également, d’autres compositions du guitariste sur les albums de la chanteuse, telles que « Manic Depression », « If 6 Was 9 » ou « Machine Gun »). Là encore Alex Hiele utilise judicieusement l’archet, et Mina Agossi, fidèle au mentor, joue du gain de son micro et se tortille devant son retour pour produire à la voix des effets sonores rappelant les fameux larsen hendrixiens. Bien plus tard, pendant le rappel, Hendrix bénéficiera d’un second hommage puisque le trio reprendra « Machine Gun » ; nouvelle occasion pour Mina Agossi de se jouer des retours et de la saturation, tandis que revient à Alex Hiele le rôle de reproduire les sons de la mitrailleuse - il utilise pour cela un bottle-neck dont il frotte violemment les cordes de sa contrebasse. Reprendre ces titres en trio sans guitariste n’est pas banal ; mais au-delà de ces interprétations, c’est dans la manière même de placer le chant au sein du trio que l’on peut déceler l’ombre de Hendrix : Mina Agossi utilise sa voix de façon à la fois mélodique et rythmique tout en accordant une importance primordiale au son. Une attitude hendrixienne par excellence.

Mina Agossi
par Jerzy Bartkowski

Avant que le concert en s’achève, nous aurons découvert une plus grande partie de l’univers du trio puisque se succèdent des compositions des trois artistes : « Identity », puis une sorte de comptine émouvante, « Zaboum », l’histoire du clown qui n’était pas drôle ; « Euphoria » de Bertrand Perrin, « Ain’t Got Enough » de Alex Hiele, puis « Closer To Me ». Enfin, le « Machine Gun » évoqué plus haut. Même si Mina Agossi révèle une vision musicale bien déterminée et un univers très personnel, cela ne la mène pas à absorber les autres membres du trio qui ont chacun, précisément parce qu’ils sont peu nombreux, un espace suffisamment vaste pour s’exprimer : chorus débridés ou lignes de basse simplissimes mais à la mise en place d’une redoutable efficacité pour Alex Hiele, déambulations dans des rythmes aussi nombreux que variés, et solos aux baguettes comme aux mains pour Bertrand Perrin.

Enfin, la chanteuse revient pour un second rappel et entame a capella une magnifique version du « It’s Magic » de Styne et Cahn. Elle abandonne sa voix grave et un peu rauque et nous offre au contraire une voix médium et chaude, légèrement écorchée, dont la sonorité ainsi que la sensualité ne sont pas sans rappeler Billie Holiday. A la fin du morceau, tandis que l’obscurité descend lentement sur le visage souriant de la chanteuse, un léger silence se fait, comme si les spectateurs prenaient conscience d’avoir assisté à un grand moment de musique : une assimilation et une relecture intelligentes des différentes influences, un partage et une prise de risque dans le renouveau. Tout ce que l’on attend de l’art.