Entretien

Mina Agossi

Fresh est le douzième album de Mina Agossi. A l’occasion de sa sortie, la chanteuse fait retour sur sa carrière et explique le tournant qu’elle prend.

Photo © J.-F. Picaut

L’album Fresh de Mina Agossi (label Plus loin) est sorti il y a quelques mois. Il manifeste un changement d’orientation pour la chanteuse. Nous avons voulu en savoir plus sur les raisons de ce renouvellement et mieux comprendre comment l’artiste avait conçu ce nouveau projet. Embarquement pour une conversation au long cours.

- Pour commencer, Mina Agossi, pouvez-vous préciser si Fresh, votre nouvel album qui vient de sortir chez Plus loin Music, est le dixième, onzième ou douzième, car on trouve toutes ces affirmations ?

Depuis mon premier disque, Les Pantalons gris en 1995, qui n’a pratiquement pas été distribué et qui est souvent oublié à juste titre, on peut considérer que j’ai publié douze albums. Mais le sixième, Zaboum !, est une sorte de compilation.

- « Fresh », c’est aussi e titre d’une chanson de ce dernier album. J’y vois comme une revendication de nouveauté, de fraîcheur, et une sorte de manifeste. En quoi cet album est-il nouveau ?

Votre question comporte un aspect psychologique et un aspect musical. Sur le plan psychologique, après pratiquement quinze ans où je me suis consacrée presque exclusivement à la formule batterie-basse-chant, et même batterie-chant, je me suis aperçue, en me penchant sur moi-même, que j’avais besoin de renouvellement. Sur Just Like a Lady (Naïve, 2010), j’ai introduit une première guitare, celle de Phil Reptil, pour élargir un peu mon horizon. L’arrivée du second guitariste, Stéphane Guéry, s’est faite de manière assez drôle. Phil et lui sont très proches et, un jour, Stéphane me dit : « Mais franchement, pourquoi tu n’as pas fait appel à moi ? ». A quoi j’ai répondu : « Tu ne perds rien pour attendre : tu seras sur mon prochain disque ! ».

J’ai décidé d’être mon propre producteur, d’échapper aux contraintes économiques
qui empêchent souvent d’aller jusqu’au bout de ce qu’on veut.

- Et là, on entre dans l’aspect musical…

Oui, musicalement, c’était à la fois une nécessité et un défi pour moi. Je ne me sentais pas prête à intégrer un piano et me lancer à fond dans les harmoniques. En même temps, après environ vingt ans de travail dans l’univers du jazz et des productions assez léchées dans ce domaine, j’avais envie de quelque chose sinon de moins « intellectuel » du moins de plus léger, même si le jazz est et restera mon univers philosophique, si je puis dire. J’avais envie de pouvoir danser sur un de mes disques, en quelque sorte. Il y avait là une espèce de risque : j’allais sortir des sentiers que je connaissais bien. J’avais commencé cette évolution avec Red Eyes (Naïve, 2012) en cheminant en direction du blues avec Archie Shepp. J’ai approfondi cette démarche avec Fresh, en allant du côté du funk et même de l’électro. Cette envie de légèreté, de gaieté était pour moi une façon de sortir de la crise, et de la sinistrose qui l’accompagne depuis 2008. J’avais envie d’apporter cela aux gens. Parallèlement, et c’était aussi un besoin, j’ai décidé d’être mon propre producteur et de tout faire moi-même, sur mon petit ordinateur, jusqu’au mixage inclus. Cela m’a permis d’échapper aux contraintes économiques d’une maison de disques. Des contraintes de temps qui empêchent souvent d’aller jusqu’au bout de ce qu’on veut.

- Je me suis laissé dire que vous vous étiez occupée de la réalisation de l’album comme objet physique.

J’y tenais absolument. J’ai apporté tout le matériel au label Plus loin mais gardé la main sur la réalisation. Toutes les photos ont été validées par le photographe et n’ont donc pas pu être modifiées, retouchées contre son gré. Nous les avons choisies ensemble. J’ai tenu à ce que toutes les paroles des chansons figurent dans le livret, ce que refusent le plus souvent les maisons de disques au nom du surcoût financier. J’ai voulu un digipack - c’est quand même plus beau et plus agréable - pour tous les exemplaires, et non seulement les 500 premiers et tous les suivants en boîtier cristal. Sans me prendre pour une poétesse, j’ai fait en sorte que chacun puisse tranquillement prendre connaissance de mes textes, qui m’expriment aussi. Et j’ai souhaité un bel objet pour égayer notre quotidien.

- Revenons à la musique. Cet album placé sous le signe de la nouveauté comporte aussi quelques reprises de vos anciennes productions. Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir de reprendre plutôt tel titre que tel autre ?

Quand j’ai commencé à réfléchir à ce nouveau projet, ma première idée a été de reprendre de vieilles chansons françaises complètement oubliées. Ma grand-mère bretonne a collectionné un certain nombre de partitions ou de textes qu’elle achetait à l’époque à des éditeurs ambulants. J’en ai recherché la trace, il n’y en a aucune. Mais moi, j’ai dans un cahier un certain nombre de textes absolument magnifiques. Et puis, je ne me suis pas sentie prête.

  • Ça viendra un jour ?

Je l’espère. Mais arrivée à ce point de ma réflexion, j’ai pensé à deux ou trois de mes compositions et décidé de les revisiter complètement. « Funny » (Simple Things, Candid, 2008), par exemple, était une ballade intimiste, épurée, axée sur le charme du chant ; j’en ai fait un morceau entre Cuba et Brésil, toujours dans l’optique de nouveauté et de fraîcheur qu’impose ma volonté de porter un regard neuf sur vingt à vingt-deux ans de carrière.

- La nouvelle version illustre bien ce caractère dansant que vous évoquiez tout à l’heure, même si c’est le morceau le moins électro de l’album et celui qui met le mieux en valeur la beauté de votre voix.

Merci, c’est tout à fait ce que j’ai voulu : garder cet aspect ballade dans un univers latin-jazz. Et c’est différent de ce que j’ai fait dans le reste de l’album : j’ai cherché à développer une palette vocale où je prends une voix de tête, où j’utilise des cris, etc - toutes choses éloignées de ce qui me caractérise habituellement, comme mes imitations de la guitare électrique. C’est la première fois, par exemple, que je ne reprends pas Hendrix. C’est aussi un retour vers le côté africain de mes racines, comme dans « La Vallée ».

Le jazz n’est pas une musique populaire en Afrique. Nous en sommes peut-être en partie
responsables, car nous n’avons pas toujours su établir les ponts.

- Il est vrai que ce titre est un superbe hommage à la musique africaine et à cette vallée de l’Ouémé, au Bénin, dont vous dites qu’elle est "une pure beauté »…

Merci. Cette vallée proche de Porto Novo où ma famille a ses racines, est véritablement magnifique. Tout y pousse, sur un limon ocre, une splendeur. Je rends rarement des hommages ; j’en ai fait un pour Besançon, où je suis née, dans « Vesoncio » et pour la Bretagne, berceau de ma famille maternelle, dans « Brittany ». Ce troisième hommage, j’y tenais. On m’a assez souvent reproché de n’être pas assez inscrite dans l’Afrique, et ça me faisait sourire. Quand on adopte la formule contrebasse-batterie-chant, on ne peut pas être plus dans la musique africaine, qui est essentiellement fondée sur le rythme. Évidemment, les accords, eux, sont plus ancrés dans le jazz, et le jazz n’est pas une musique populaire en Afrique, où on le voit comme une musique réservée aux Novotel ou Sofitel de la capitale, ou aux réceptions de diverses Excellences. C’est dommage, et nous en sommes peut-être en partie responsables, car nous n’avons pas toujours su établir les ponts alors qu’au Bénin, par exemple, il y a un public compétent et très exigeant. Ils ont des orchestres très pointus - de cuivres notamment. Ils ont, au Bénin, plus qu’ailleurs la culture musicale du jazz mais les vieux clichés perdurent.

- Et pourtant, vous tournez beaucoup en Afrique !

Oui, j’ai fait plusieurs tournées en Afrique, et je continue, nous serons à Pointe-Noire en juin 2015, par exemple. Mais, en 1997, quand j’ai commencé à intégrer à mon jazz des musiques électro, les musiques de ma génération, celle de Björk, j’ai aussi déplacé les frontières du jazz - et c’était assez mal vu, d’ailleurs. Aujourd’hui, le jazz est devenu une musique ouverte, un état d’esprit. Chacun y intègre les influences qu’il souhaite. Ce n’était pas du tout le cas à l’époque. Et c’est peut-être cette originalité qui m’a fait sortir du lot. Ce disque n’est sans doute pas jazz dans sa forme mais sur scène ma musique l’est par l’importance de l’improvisation et l’écoute mutuelle.

- Dans vos reprises, il y a aussi « Alkemi »…

C’est le titre d’un album autoproduit que j’ai réalisé avec Philippe Combelle en 2001. Il fallait être inconsciente pour sortir un album avec seulement ma voix et sa batterie ! Et pourtant, ça a marché. Nous avons bénéficié d’une très jolie critique d’Alain Gerber qui nous a propulsés. Nous avons eu cinq diapasons dans Classique Magazine, qui récompensait, je crois, notre travail très léché. Ce n’étaient que des standards de jazz, sauf le dernier morceau, « Alkémi », justement, une déformation volontaire d’« alchimie ». Nous y bousculions les frontières et c’est pour cela que j’ai voulu le reprendre. C’est un titre très dansant et sans paroles. C’était déjà proche de l’électro. La nouvelle version est donc voisine de l’original. Ça m’a fait penser que je devrais ressortir mes anciens disques, ceux dont je possède les bandes et qui sont introuvables. Il faut juste que les cherche…

- Une autre de mes curiosités, Mina, c’est la raison pour laquelle vous pratiquez souvent le mélange des langues. On trouve parfois chez vous de l’anglais et du français ou de l’espagnol et de l’anglais dans une même phrase.

Ce mélange, c’est tout à fait à moi. Il m’est naturel. Je parle le français, l’espagnol et l’anglais et j’ai fait une carrière internationale avec une équipe polyglotte… On ne m’a pas vraiment retenue en France, d’ailleurs, où je fais très peu de festivals, par exemple. Il n’y a là aucun message subliminal. Mais, oui, j’adore le voyage et je suis très curieuse de la culture des autres. En ce moment, j’apprends le chinois.

L’idéal républicain est chaque jour malmené et notre rêve d’Europe est étouffé
par des financiers ! Les tensions sociales se font de plus en plus fortes.

- Toujours dans la même thématique, « La Lucha » parle de sauver la démocratie et met en scène une forme de comédie politique. Pourquoi avoir choisi un tel thème et lui avoir donné un titre en espagnol ?

Pour le coup, là, il y a un petit message. J’ai réellement voulu faire une chanson engagée. Mon travail précédent, avec la formule basse-batterie-chant, était déjà, en tant que tel, une forme d’engagement : beaucoup de rythmes, beaucoup de liberté. Avec « La Lucha », j’ai voulu rendre hommage aux Indignés espagnols, les premiers, en 2008, à nous avoir interpellés sur la dérive de notre monde. Il était donc normal que je désigne la lutte par son nom espagnol. Dans cet album plus léger, j’ai voulu un texte grave. Si je suis un peu cynique, c’est en réponse à ce qu’on fait subir, je le vois dans mes tournées, aux Espagnols, aux Italiens, aux Grecs. La démocratie est devenue une ploutocratie. Et on n’a pas peur d’augmenter les petites retraites de huit euros, un scandale. L’idéal républicain est chaque jour malmené et notre rêve d’Europe est étouffé par des financiers ! Les tensions sociales se font de plus en plus fortes. Tout cela fait le lit du Front National. Ce texte, c’est mon côté rebelle et ma façon de dire qu’il y en a assez qu’on nous prenne pour des imbéciles… Et c’est pour égayer toute cette sinistrose que j’ai voulu faire un disque léger et que je souris sur la pochette. Et il le faut, car depuis, le label Plus loin music a disparu, et le distributeur Abeille Musique aussi. Il était temps de sortir cet album… Il reste des exemplaires dans les bacs jusqu’à fin novembre. Pour la suite, il faudra inventer. Quelle tristesse… mais nous devons continuer à nous battre !

- Quelques mots, peut-être, sur vos musiciens ?

Je suis particulièrement heureuse d’avoir réinvité Philippe Combelle qui a quand même accompagné Dizzy Gillespie et les plus grands. Le son qu’il a, très années soixante, et son travail avec mon jeune batteur, Simon Bernier, forment une très jolie combinaison. Et je suis également ravie qu’Alexei Aigui, grande vedette en Russie, connu en France comme le violoniste auteur des musiques de films comme Le grand Alibi ou ceux de Bacri, ait pu venir poser quelques notes sur cet album. Une compilation sort prochainement sur Musicbox-records.

- Merci d’avoir répondu à nos questions et au plaisir de vous retrouver sur scène.

par Jean-François Picaut // Publié le 24 novembre 2014
P.-S. :

Un album Proper Music UK 2014 sera disponible en décembre 2014 sur Amazon.com et Fnac.com.

Avec : Mina Agossi (voix), Éric Jacquot (guitare basse), Simon Bernier (batterie), Stéphane Guéry (Custom 77 guitar), Phil Reptil (guitare). Invités : Philippe Combelle (batterie et percussions), Alexei Aigui (violon)