Scènes

Moscow, Idaho (3)

Suite des aventures américaines de Philippe Méziat. Croyant assister à un festival de jazz, notre reporter se trouve brutalement plongé dans la dramatique histoire d’un peuple.


Suite des aventures américaines de Philippe Méziat. Croyant assister à un festival de jazz, notre reporter se trouve brutalement plongé dans la dramatique histoire d’un peuple.


Nez Percé (Prononcez, si vous voulez, à l’américaine : « nèdze peurse »).

Là-bas, le vieux Lionel caresse son vibraphone, comme un enfant le ferait qui aurait quand même suffisamment de jugeote pour en tirer des mélodies. Lentement, doucement parce que ses moyens ne lui permettent pas de faire plus, avec une seule mailloche, il revisite ses territoires : « Midhnight Sun », « How High The Moon ». Ses accompagnateurs, un pianiste japonais, un contrebassiste du cru, un batteur noir du nom de Wally « Gator », préparent eux aussi les instruments. Attention.

Par la porte du gymnase, ils ont commencé à surgir. Sagement rangés derrière les institutrices. Calmes, tranquilles, respectueux. Des dizaines d’enfants des écoles, des centaines de « Nez Percé », indiens des plaines et des montagnes, rassemblés pour la rencontre traditionnelle avec le vieux lion. Ils ont commencé à s’installer sur les gradins, m’entourant de toutes part, sans heurts, presque sans bruit. Un seul, derrière moi, m’a touché l’épaule. Il voulait me montrer son tigre. Un tigre de papier coloré, avec, à la place des dents, un évidement par où l’on pouvait faire glisser une bande sur laquelle inscrire les mots « roaring, laughing, crying ». « I am », disait le tigre, et vous pouviez décliner ainsi : « I am roaring, laughing, crying ». La grammaire inscrite à la place des dents. La déclinaison des états du tigre. J’ai tenté de lui bredouiller quelque chose, comme quoi j’avais compris. J’étais seulement perdu.

Submergé. Envahi. Déporté, détourné, délogé. L’émotion brutale, inexplicable, la gorge nouée, les sanglots longs du vieux lion, l’automne à la place du printemps. J’ai dû partir un instant, pour revenir, et recommencer ainsi de fuite en retour, et de larmes en refoulements. Hors de moi, enfin, dans le vif du sujet, mais en quelle contrée ? Pourtant ils ne faisaient qu’être là, à me monter leurs visages brunis, et moi de plus en plus pâle, bien sûr. La sauvagerie de l’affect chez moi, la tranquillité d’un instant de détente de leur côté. Certains avaient revêtu l’habit de fête, les plumes, les colliers, d’autres s’apprêtaient à la danse, aux chants, aux tambours.

Ami, ami, je ne sais pas ce qui s’est passé. De quel indien, ou de quel signe, ai-je été, à ce moment précis, la proie ? De quelle bête sauvage, de quel homme domestiqué, de quelle dévoration ? Fallait-il que ces enfants, qui ressemblaient comme deux gouttes de cuivre aux gitans familiers de Bacalan, viennent ici me rappeler par leur amabilité même le sombre renoncement de « Chief Joseph » ? Je cite : « Il fait froid et nous n’avons pas de couvertures. Les petits enfants meurent de froid. Certains des miens se sont enfuis dans les collines sans couvertures ni nourriture ; personne ne sait où ils sont – peut-être meurent-ils de froid. J’ai besoin de temps pour chercher mes enfants et voir combien je peux en trouver. Peut-être les trouverai-je parmi les morts. Ecoutez-moi, mes chefs. Je suis las ; mon cœur est malade et triste. De là où le soleil se tient à présent, je ne me battrai plus jamais. »

De là où le soleil se tient à présent. « Midnight Sun », et « How High The Moon » réunis en une seule prise. L’une s’appelle Jocelyne. D’autres René, ou Alphonse, des prénoms romantiques, le temps de Chateaubriand et de Lamartine rapporté à celui de l’instant. Oui, ils ont dansé, frappé fortement le grand tambour, répondu par des chants qui s’étaient pensés ultimes et victorieux au babil du lion noir qui, là-bas, continuait à épeler la réponse douce-amère du peuple déplacé. Témoin impuissant de cet écrasement qui avait aujourd’hui le visage de la kermesse, j’ai séjourné parmi les morts et les vivants, en larmes. J’ai trompé cet inexplicable envahissement, je l’ai chassé, mais il revient encore quand j’y suis.

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