Chronique

Muhal Richard Abrams

The Complete Remastered Recordings

Muhal Richard Abrams (p, synth, bells, comp, lead)

Label / Distribution : Soul Note

Quand le travail de réédition s’attaque à un monument, le coffret - vaste de préférence -, est sans nul doute le format le plus adapté.

Un principe mis en application par KEPACH Music Group qui, ayant racheté en 2008 les catalogues des labels italiens Black Saint et Soul Note, ressortent depuis, par copieux morceaux, quelques-uns des prestigieux hôtes de ces deux belles maisons : Charlie Haden, seul ou avec Old and New Dreams, George Russel, Julius Hemphill, excusez du peu. Parmi les récents bénéficiaires de l’opération : Muhal Richard Abrams, avec huit albums originellement sortis entre 1979 et 1995, soit un peu plus de la moitié de ses quinze enregistrements pour Black Saint. Sa célébrité ne s’accordant pas, tant s’en faut, à sa stature, un petit rappel biographique s’impose.

Muhal Richard Abrams est un Chicagoan, membre d’un des gangs les plus connus de la ville, l’AACM, association tant musicale que sociale et militante. Il en est même à l’origine, par l’entremise de l’Experimental Band, créé en 1960. Déjà plus qu’un orchestre de jazz à visée expérimentale – comme son nom l’indique -, c’est aussi un collectif à visée sociale et éducative, à partir duquel se développera plus tard l’AACM en 1965.

A l’intérieur du petit monde du free jazz, celui de Chicago, principalement de l’AACM, présente quelques traits caractéristiques : un intérêt pour la couleur sonore peut-être plus poussé qu’ailleurs, une musique qui pense à ménager des espaces, une approche plus méditative, moins fixée sur l’énergie déployée et le mouvement en grands ressacs comme chez beaucoup de co-générationnels du free jazz. Une utilisation des percussions, qui accentuant moins qu’elles ne s’ajoutent à la couleur musicale. Une palette extrêmement large de couleurs instrumentales, et enfin un goût certain pour les instruments non conventionnels.

Toutes choses qui se retrouvent dans la musique d’Abrams, mais ne la résument pas, loin s’en faut, l’homme étant, comme tout joyau qui se respecte, riche en facettes brillantes. Il y a d’abord l’historien qui tout embrasse et bien étreint l’ensemble de la musique américaine (du charleston à Charles Ives). Anthony Braxton, originaire de la même ville, dit de lui qu’il fut un des premiers jazzmen de sa génération à aller creuser profond dans le passé. L’arpenteur qui connaît ses cartes sur le bout des doigts et dessine des frontières pour mieux les franchir. Le coloriste qui tirera le maximum de sa palette, quelle que soit sa taille - du duo au grand ensemble. Le sculpteur à l’aise dans les purs effets de masse de l’orchestre comme dans le filet de son gracile, et qui alterne fréquemment les deux pour former un dialogue parfois concertant. Le petit chimiste amateur d’assortiments inédits ou insolites (vibraphone, flûte et percussions ; piano, clarinette, clarinette basse). L’enfant espiègle et bricoleur qui parsème certains de ses thèmes d’étranges motifs mélodiques ou de figures rythmiques savamment bancales parfois aperçues chez Messiaen ou Stravinsky, mécaniques joueuses indépendantes qui se croisent et donnent parfois des choses connues, ou bien les juxtaposent étrangement dans une maison où tout bouge.

Si, maintenant, on prend le temps de s’attarder un peu sur chaque album, d’autres aspects aussi passionnants se dévoilent. Spihumonesty (1979) utilise des synthétiseurs et thérémines en cousinage avec l’emploi des bandes dans la musique concrète. Les instruments acoustiques, quant à eux, évoquent davantage le dodécaphonisme viennois que le swing des tripots. Mama And Daddy (1980) offre l’occasion d’un voyage de l’Asie à Poulenc. La jungle s’entend en luttes et barrissements, effleurements et suspension (le souffle léger des cors et des flûtes) au sein d’un même morceau, avant un retour au bercail via un blues nonchalant. Sur Blues Forever (1982) on remarquera « Ancient & Future », titre programmatique, avec ses notes qui se déplacent en adoptant la démarche bancale d’un éléphanteau pris d’ivresse qui tangue sur la ligne entre l’avant et l’après, un pied dans le meilleur de la tradition, l’autre dans l’avant-garde européenne. Rejoicing With The Light (1983) présente par instants un mur du son fait de quatorze membres, adossé à une profondeur de fûts rarement explorée depuis les rythmes jungle du Cotton Club. Duo et masse orchestrale, cordes ou bois et orchestre de cuivres… la guerre des civilisations qui se rejoue, en somme. Incursion joyeuse, par une voie transverse, d’une allègre fanfare dans le plus pur style New Orleans, qui elle-même se déleste de ses éléments et évolue en bebop, puis retourne en fanfare. Et le free, jamais bien loin.

View from Within (1985), en octet, son percussif et trompettes de feu criant leurs appels à la danse, se change en lyrisme savant, propre à être conduit par queue de pie et nœud papillon. Un futurisme du synthétiseur qu’on entendait surtout, jusque-là, du côté de Darmstadt ou de l’IRCAM, coude à coude avec des morceaux dédicacés aux illustres bluesmen (Howling Wolf et Muddy Waters). The Hearing Suite (1989) accueille dix-huit personnes, rassemblées ou dispersées selon qu’il met en scène des actions de guérilla ou de grandes offensives. S’y distinguent des claviers aux faux-airs d’ondes Martenot et portés sur les jeux de résonances, son métalliques et échos. Dans BluBluBlu (1991) se croisent dans le morceau titre les sons enfantins de la flûte et du maître-siffleur Joel Brandon, qui ondulent en arabesques raffinées, et des airs venus du passé qui font danser le fox trot et déboulent dans la classe atonale du conservatoire. Think All, Focus One (1995), est secoué de scansions et tout en contrastes, entre le chiche et le profus, le grinçant métallique et le véloce organique.

Les écoutes s’enchaînent, et avec elles, de nouvelles richesses se font jour. Cet artiste est si dense de talents différents et concentrés qu’il en frustre le chroniqueur, incapable d’épuiser cette riche matière. Mais il faut savoir finir.