Scènes

Musiques libres et émouvantes

Festival Les Emouvantes, à Marseille, pour la 5e édition 2017


Sous le titre « Le Rythme de la Parole », musique, improvisation, performance se sont succédé pendant quatre jours au Théâtre des Bernardines à Marseille. Compte-rendu (forcément subjectif) de ce qui fut toujours surprenant, parfois très fort, et parfois même l’occasion de découvertes inouïes.

Bordeaux-Marseille en avion c’est hop ! et vous y êtes. Voyage charmant, vent bien orienté, dernier virage sur l’aile au-dessus de ce que l’on imagine être un petit aérodrome de campagne, pas du tout, on se pose : 46 minutes de vol, annonce fièrement la pilote. Et moi d’admirer, et de noter aussi de que le temps mis à arriver à l’Appart-Hôtel a dépassé de beaucoup le trajet en avion.
Du coup je manque le duo Achiary (Beñat) & Daunik Lazro, annoncé sous le titre : Une parole libre.

Claude Tchamitchian

Need Eden, c’est le nom donné par Claude Tchamitchian à la performance de son Acoustic Lousadzak. On répète la composition de ce groupe de 10 instrumentistes, dont certains qu’on retrouvera tout au long du festival. Géraldine Keller (voix), Fabrice Martinez (tp piccolo, tp, bugle), Roland Pinsard (clarinettes), Catherine Delaunay (clarinettes), Régis Huby (violon), Guillaume Roy (violon alto), Stéphan Oliva (p), Rémi Charmasson (g), Edward Perraud (dm), Claude Tchamitchian (comp, b).
La musique, dense, s’impose dès l’entrée à travers le chant déployé en hauteur et puissance par Géraldine Keller. Une barre placée si haut titille forcément la trompette piccolo de Fabrice Martinez, les clarinettes, le violon de Régis Huby. L’inflammation est générale dès la première suite, « Éveil » qui est suivie de « Lumière » et se termine par « Passage ». La musique de Claude Tchamitchian est de celles qui franchissent bien la barre des feux de la rampe par son côté à la fois rigoureux et généreux. Tout le personnage d’ailleurs ! L’écriture conduit les solistes vers leur meilleur niveau, et les espaces ménagés à cet effet le sont sans doute pour ce musicien-là et pas pour un autre - un peu comme le faisait Duke.
Comparaison hardie ? Je le crois d’autant moins que cet « acoustic » donne vraiment l’occasion d’entendre le son d’un orchestre dans sa vérité, en tous cas loin des effets d’amplification extrêmes.


Marseille, ville mal connue de moi, pourtant visitée souvent au début du siècle.
Et du coup, sortant de l’appart-hôtel, près de la gare (nous sommes jeudi matin, le 14 septembre) je prends tout de suite deux fois à droite (un vieux réflexe qui obéit à la consigne « deux fois à droite en partant ») et je m’enfonce dans un quartier assez peu sympathique, surtout très mal bâti, pas très beau en fait (le reste je m’en moque), et je n’arriverai pas à en émerger avant une heure de marche errante. Avisant un bus censé me ramener à la gare, j’y monte, et au premier virage le conducteur bousille l’arrière de son biniou en cognant une voiture. Quelques mètres plus loin, il nous fait descendre et nous invite à continuer à pied. Il me faudra bien trente minutes pour trouver un métro et revenir allegro à l’Adagio. Au bout des quatre jours de festival, je commencerai à comprendre comment vit et fonctionne cette ville. Du coup, je la trouverai bien moins belle que Bordeaux, mais bien plus éveillée. Comme il se doit.
Les administrateurs changent, les réputations restent. Oui, non… on a un tramway très performant.


Je n’y reviendrai plus.
Le même jour, solo de Marc Ducret. En rapport avec le thème du festival (« Le rythme de la parole »), dont il faut dire au moins qu’il renvoie, mais pas uniquement, à l’art de conter des histoires en musique. Marc Ducret choisit donc un texte de Kafka (Nous étions cinq amis), commenté, souligné, peut-être surligné aussi, par sa guitare, déjà très inflammable. Le solo se poursuivra dans cette voie musicale pure, avant de revenir à un montage de textes effectué par lui-même sur l’édition du « Monde » du 8 août 2017.
Tourisme, émigrés, statistiques, insignifiance du média pris dans sa diagonale la plus irritante. Au sortir de cette belle déclaration, nous évoquons les « salauds de pauvres », formule utilisée par Jean Gabin dans La Traversée de Paris et dont j’aime à rappeler qu’elle fut aussi reprise par Serge Gainsbourg - après Coluche - lors d’une mémorable discussion avec Guy Béart, au sujet de la distinction à faire (ou pas) entre Arts Majeurs et Arts Mineurs. Et l’auteur de « Aux armes etc. » de rappeler à son confrère que tous les deux avaient en commun de prendre de l’argent dans la poche de ces « salauds de pauvres ». Terrible lucidité.

Yves Robert. Photo Michel Laborde

Suivait logiquement L’Argent nous est cher d’Yves Robert, avec Élise Caron (voix), Stéfanus Vivens (informatique et piano), Franck Vaillant (dm) et Sylvain Thévenard au son. Une histoire d’élection européenne à laquelle Élise Caron prête sa voix plurielle, son corps divisé, son sens de la scène, ses jeux de regards, ses expressions, jusqu’à l’effondrement final (espéré) de la perte des élections. Commence alors une deuxième méditation philosophique, tout aussi passionnante que la première, qui se centrait sur l’économie et rappelait (de façon parfois un peu longue) le défilé des décisions qui nous ont conduits à faire fabriquer une monnaie par des banques privées, que l’on doit ensuite rembourser, et qui rembourse ? Petit à petit le spectacle dérape sur des considérations qui ont à voir aussi avec le désir, peut-être le seul coin à enfoncer dans la meule du fétichisme de l’argent.

Vendredi 15 Septembre : journée plus active, à la recherche des lieux marseillais où toucher des disques noirs. « Tangerine », rue des Trois Mages, propose aussi des CD rares, et tout à côté une autre boutique dont les heures d’ouverture sont aussi fantaisistes que notre « Deep End » de Bordeaux.
Le concert de 19 heures permet de retrouver Catherine Delaunay, qui ajoute le cor de basset à son univers instrumental, et aussi Régis Huby et Claude Tchamitchian. C’est Pierrick Hardy (g, cl) qui conduit le projet, entre écriture et improvisation, dont les liens avec le texte au sens strict sont plus ténus que dans les propositions précédentes.

Le soir venu, on retrouve Marc Ducret en dialogue avec lui-même d’abord, mais aussi avec Sarah Lee Lefèvre (vidéo), puis Laurent Poitrenaux (récitant) et Bruno Ducret (violoncelle).
Morse se nomme une première partie qui commence sur une note tenue et quasi sous-entendue qui est celle-là même que Richard Strauss utilise dans le surgissement bien connu de son Zarathoustra. Utilisé par Stanley Kubrick dans 2001 L’Odyssée de l’Espace, et comme Sarah projette des sphères sur l’écran, ce thème à peine esquissé m’entraîne vers une lecture fautive de la pièce. Mais qu’importe ! Du moment que j’ai moi-même projeté sur la projection… Vers Les Ruines et Histoire sont plus explicites : texte de Marc Ducret que j’attribuerai volontiers à Kafka pour le premier et Edgar Poe pour le second, dits, projetés par un Laurent Poitrenaux irréfutable, cependant que Sarah continue à exciter notre regard par des images renvoyant à un réel sans rapport direct avec le texte. Assez fascinant, par la qualité d’écriture de Marc, qui soutient fort l’écoute par le suspense, la recherche impossible, en forme de labyrinthe, d’une ruine à visiter, et par la façon dont la location d’une chambre précédemment occupée par un mélancolique aboutit à une superposition des sujets propre à les amener à manger leur texte dans le mur qui les absorbe. Très fort.

Joëlle Léandre. Photo Michel Laborde

Samedi, et déjà la fin de ce festival, qui doit beaucoup à ceux qui l’ont fondé : Claude Tchamitchian, Françoise Bastianelli du label Émouvance, Geneviève Adrey qui cette année s’est occupée des artistes et de plein d’autres êtres et choses, Dominique Abdesselam, Jean Delestrade, Bruno Levée. Le partenariat avec le nouveau et magnifique lieu, le Théâtre des Bernardines, se développera. Le public se mobilisera plus encore, on sait qu’il faut du temps pour ça. Les deux concerts de la dernière soirée ont attiré du monde : un solo de Joëlle Léandre, c’est tout ce qu’on veut sauf convenu. Arco le plus souvent, mais surtout arquée, arc-boutée sur et autour de sa nouvelle basse qu’elle appelle affectueusement « Ikea », avec un rien de distance quand même. Magnifique son, qui parcours l’espace et percute fort.
Comme à l’habitude, des pièces écrites et des pièces improvisées, le « texte » surgissant sourdement à partir de sons à peine esquissés, puis affirmés, des voyelles surtout.

Je ne savais pas à quoi m’attendre avec le trio Tomassenko.
Catherine Delaunay était annoncée aux clarinettes mais aussi percussions, voix et scie musicale. Laurent Rousseau à la guitare, et Olivier Thomas aux textes, compositions, chant. De fait, un spectacle à mi-chemin entre récital de chansons et théâtre musical, trois jolis brins de folie lancés en plein champ, plein chant, contrechants. Un trio que je n’aurais jamais découvert et surtout dont je n’aurais jamais joui - oui, c’est le mot, que voulez-vous, « profité » c’est nul - si le responsable artistique du festival n’avait pas eu la bonne idée de centrer la chose sur le rythme de la parole.
Pour le coup, de la parole il y en avait, virtuose, glissée, adressée, poétique, multiple (trois CD à leur actif), et de la musique dans tous les coins, dans toutes les formules.
Le genre de concert qu’on aurait bien vu aussi à Nevers ou Perpignan. Tiens donc.