Chronique

Naïssam Jalal

Quest Of The Invisible

Naïssam Jalal (comp, fl, nay, voc), Leonardo Montana (p), Claude Tchamitchian (b), Hamid Drake (daf).

Label / Distribution : Les Couleurs du Son

Résistance. C’est le premier mot qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque Naïssam Jalal. On pense bien sûr au disque Aux résistances : c’était il y a une dizaine d’années, lorsque la flûtiste formait un duo avec le guitariste oudiste Yann Pittard. Il y eut aussi un quintet baptisé Rhythms Of Resistance à partir du début des années 2010, quand un vent de liberté commençait à souffler sur les pays arabes, avec comme repères discographiques deux albums poignants, dont le second faisait écho aux souffrances indicibles du peuple syrien : Osloob Hayati (2015) et Almot Wala Almzala (2016).

Résistance encore aujourd’hui avec Quest Of The Invisible parce qu’en 2019, chercher à entrer en connexion profonde avec cet art invisible qu’est la musique, au point de parvenir « à une forme de transe dans l’oubli de soi », est un pari qui peut sembler insensé. Un véritable défi pour qui doit vivre dans le village global de la surconsommation, ce grand tout mondialisé qui prône la satisfaction des besoins personnels la plus rapide possible et a su inventer l’obsolescence programmée pour les attiser plus encore. La maîtrise du temps face à l’urgence fabriquée et destructrice de nos vies. Et si l’histoire de Naïssam Jalal, née à Paris de parents syriens, s’est construite pour partie autour de la pratique de la musique arabe classique et de la quête de soi, elle est aussi connectée au jazz, plus particulièrement dans sa dimension mystique, celle qu’ont su lui conférer Alice ou John Coltrane par exemple.

Ce nouveau disque signé par la flûtiste vocaliste est double. Il se déploie en huit longues compositions accordant au silence la place qui lui revient. C’est là une musique de la retenue, un langage de l’épure, que maîtrise parfaitement Claude Tchamitchian (contrebasse) récemment pris en flagrant (et somptueux) délit d’introspection avec son album solo In Spirit. Quant à l’éclectisme de Leonardo Montana (piano) qu’on a pu entendre au service de quelques grandes voix, il trouve naturellement sa place dans une œuvre ouverte et pacifiée qui oscille d’une composition à l’autre, voire à l’intérieur d’une seule, entre une approche contemplative et la recherche d’une tension hypnotique. Ce trio inspiré par une nécessité vitale est complété par le batteur percussionniste américain Hamid Drake, ici au daf, un grand tambour en provenance du Moyen-Orient. Loin d’un déferlement percussif, son jeu à la main traverse la musique de ses ondulations charnelles, dans la suggestion bien plus que dans l’affirmation.

Osons le confier – et cette façon de dire les choses n’a rien à voir avec le fait que Naïssam Jalal est flûtiste et vocaliste – Quest Of The Invisible s’écoute comme dans un seul souffle. Les titres des compositions (qu’elle signe toutes) donnent la mesure de cet oubli dont il était question un peu plus haut : citons « Le Temps », « Le Chant des nuages », « Songe », « Ivresse » ou « Prière ». Espace, immensité, profondeur, vertige… et des musiciens qui servent ici avec humilité une cause aux accents souvent mystiques pour laquelle un long temps de parole leur est accordé. Car si la flûte, le nay ou la voix de Naïssam Jalal irradient ce disque de bout en bout (avec ce moment débridé de pure folie que constitue le final de la composition « Ivresse ») et fournissent sa coloration principale, Tchamitchian (par exemple sur « L’âme du voyageur »), Montana (« Songe ») et Drake (« Ivresse ») peuvent chacun à leur tour montrer le chemin de leurs imaginations. Ce à quoi ils parviennent avec beaucoup d’intensité.

Tout se termine dans un grand frisson, celui d’une « Prière » introduite à la flûte en solo, avant un chant a cappella, qui sera soutenu ensuite par le piano, puis le daf et enfin la contrebasse à l’archet, comme une procession d’une puissance d’évocation bouleversante. C’est là une célébration de la Beauté. Ce qu’est Quest Of The Invisible de la première à la dernière minute.