Chronique

Nathalie Darche & Carine Llobet

Pétrole

Carine Llobet (p), Nathalie Darche (p)

Label / Distribution : Pépin & plume

On a suffisamment entendu des musiciens de jazz s’approprier le patrimoine de la musique savante européenne pour qu’il arrive que la réciproque soit vraie. Voici donc deux pianistes issues du classique mais ne se limitant pas à cela qui s’attaquent au match retour ; et encore, si Carine Llobet est une musicienne de chambre recherchée, Nathalie Darche s’acoquine de plus en plus avec les musiques improvisées. Mais son toucher, ainsi que la volupté des arabesques main droite rappellent que sa solide culture, notamment dans le domaine de la musique française des XIXe et XXe siècles, guide son propos. « In Petroleum Veritas », un titre de Baptiste Trotignon, en témoigne. Mélodiste, il l’était incontestablement. Ici, son écriture romantique offre l’occasion aux pianos de dialoguer, comme s’ils tournoyaient avec finesse. Il aurait été trop simpliste de proposer des standards revisités. Dans Pétrole, sorti chez Pépin et Plume, les pianistes ont demandé à des compositeurs proches de leur écrire des morceaux avec l’or noir pour seul décor. Lorsque c’est au tour de Matthias Rüegg, sur le magnifique « A Little Story in Blue », ce sont les reflets bleus qui s’irisent et étincellent.

Nous assistons, avec ce disque, à un programme, à l’instar de ce qui est proposé dans les opéras, lorsque plusieurs œuvres sont assemblées pour nourrir un thème. Ici, le sujet serait le pétrole, une matière riche et dangereuse, mi-liquide mi-solide, qui a quelque chose d’inexorable. C’est exactement ce qui se joue dans « Speed », écrit par David Chevallier, où le piano se tourne vers ses entrailles, avec un écho grandissant et des basses telluriques, mais n’abandonne jamais le petit clapotis cristallin qui dans un contexte dense semble presque suppurer. On croirait entendre les enluminures électriques de la guitare dans cette large palette de piano. Dans la version spectacle, le spécialiste du pétrole Matthieu Auzanneau ponctue de nombreux récits les évocations des deux pianos en face-à-face. On ne les entend pas sur le disque, mais on le devine : « Pétrole Interlude », écrit par John Hollenbeck et porté sur une pulsation pleine de rupture, est un flux qui ne semble pas avoir de fin jusqu’à une cassure nette, où il ne reste rien que l’esprit d’une note qui s’évapore. Un pic.

Le duo est fasciné par son sujet, et tente d’en aborder toutes les facettes. A la fois le gigantesque moteur à progrès (écoutons la marche pleine d’ardeur de Geoffroy Tamisier dans « Les Pensées offshore d’Arthur », qui s’assombrit imperceptiblement), il est aussi un accélérateur de la pollution et des désordres de ce monde. C’est la thèse qu’Alban Darche, toujours aussi conteur dans son écriture musicale, défend dans sa suite « Pétrole » ; de la « Frénésie » au « Spleen » en se dirigeant vers « Un autre monde  ». Le tombeau de Poulenc avait permis à Nathalie Darche de montrer avec quelle plaisir elle envisageait la confrontation des claviers. Ce disque poétique et nécessairement très raffiné confirme ce goût partagé par Carine Llobet. En France, on a peut être pas de pétrole, mais on a des pianistes qui ont des idées. On s’en tire plutôt bien.