Scènes

New Orleans Suite à Angers

A l’université d’Angers le 17 janvier 2013, deux chercheurs américains ont présenté une recherche commune sur la Nouvelle-Orléans et sa culture afro-diasporique.


Lors d’une conférence à l’université d’Angers le 17 janvier dernier, Eric Porter et Lewis Watts, deux chercheurs américains de l’université de California-Santa Cruz, ont présenté une recherche commune sur la Nouvelle-Orléans et sa riche culture afro-diasporique.

Eric Porter est historien de la culture américaine et notamment du jazz. Il a publié en 2002 What Is This Thing Called Jazz, qui partait des propos des musiciens eux-mêmes sur la musique noire. En dépassant ainsi le clivage dénoncé en son temps par LeRoi Jones (Le jazz et les critiques blancs, 1968) entre les Noirs qui font la musique et les Blancs qui la critiquent, Eric Porter a apporté sa pierre aux New Jazz Studies, ce courant de recherche qui renouvelle depuis le milieu des années 1990 l’étude du jazz, en sortant de la musicologie pure et de l’apologie d’un courant musical « exceptionnel ». Lewis Watts est, quant à lui, enseignant en histoire de l’art. C’est un photographe professionnel au parcours impressionnant. Il fréquente et photographie la Nouvelle-Orléans depuis une quinzaine d’années. Porter et Watts, de passage en France pour participer au colloque « Black Portraiture » à Paris, sont donc venus à Angers présenter leur ouvrage à paraître en mars 201" : New Orleans Suite.

New Orleans Suite, un livre de Eric Porter et de Lewis Watts à paraître en mars 2013 (Duke University Press) © Lewis Watts

Leur intervention prenait place dans le cadre du projet « Valeurs et utilité de la culture », programme de recherche interdisciplinaire soutenu par le Conseil régional des Pays de la Loire qui a pour ambition de circonscrire les différentes valeurs, économiques, sociales, etc, générées par la culture dans le contexte des villes créatives contemporaines et d’une économie post-industrielle. S’appuyant sur des sources photographiques et écrites, les recherches de Watts et Porter tentent d’embrasser les phénomènes sociaux récents et bien souvent contradictoires de la Nouvelle-Orléans, avant et après l’ouragan Katrina (2005). Ils analysent notamment la façon dont cette culture a été utilisée pour aider la population à survivre à Katrina et à ses conséquences sociales. Mais, au-delà de la célébration de la culture noire des ghettos, ils montrent que la culture est l’objet d’appropriations conflictuelles entre classes dominantes et dominées dans le contexte social et politique néolibéral de ce début de XXIe siècle.

Une femme devant sa maison après le passage de l’ouragan Katrina © Lewis Watts
Brass Band en dessous de Clayborne Avenue, une autoroute surplombant le quartier noir de Tremé et qui symbolise le départ des Blancs du centre ville suite aux droits civiques et à la déségrégation dans les années 1970 © Lewis Watts

La question principale soulevée par Porter est celle de la capacité du jazz à participer à la reconstruction de la ville après Katrina (le « jazz revival » tant vanté par les médias après l’ouragan). Sa problématique questionne donc l’importance de la culture en tant qu’atout majeur pour une ville dans une économie post-fordiste, l’économie créative et ses « villes gagnantes » théorisées par exemple par Richard Florida. Porter fait, lui, référence à l’économiste George Yudice, qui montre comment la culture a pris une place accrue du fait du vide laissé par le retrait de l’État (vivre-ensemble, identité, mais aussi services sociaux, dans une certaine mesure) depuis le tournant néo-libéral des années 1980. Mais, fort de sa connaissance du jazz, il y ajoute la problématique raciale. Le désir des classes moyennes (principalement blanches) pour les cultures authentiques et populaires (désir économiquement monnayable) se heurte à la logique américaine de la color line, puisque ces cultures authentiques sont le produits de castes rejetées qu’on ne saurait souffrir dans les centres villes créatifs, ou touristiques…

Marche contre la gentrification dans Tremé © Lewis Watts

Toutefois, les deux chercheurs n’en restent pas à un diagnostic critique en dénonçant l’instrumentalisation des joyaux de la culture noire par les politiques néolibérales de la ville. Ils ont porté leur attention sur ce qui se passe dans les communautés elles-mêmes, et sur leur tradition ancienne du self help. Celle-ci se matérialise notamment dans les Social Aid and Pleasure Club, organismes mutualistes d’entraide dans les quartiers, qui assurent aussi bien des services sociaux (organisation d’enterrements, prises en charges de frais d’hospitalisation) que culturels, comme les fameuses parades dominicales de la Nouvelle-Orléans, les « Second Lines ». Ainsi, les SAPC luttent depuis 2006 contre la « gentrification » annoncée de certains quartiers noirs comme Treme, où les Blancs s’installent, pour que la ville n’oublie pas ses segments les plus pauvres. Ils redonnent fierté aux populations noires en réaffirmant leur identité culturelle. Mais là encore, il semble qu’une logique de la distinction pèse sur les Social Aid and Pleasure Club qui, dans leur quête de respectabilité et de légitimité, à l’exemple du centenaire Black Men of Labour, ont tendance à prendre leur distance avec les aspects les plus récents de la culture des ghettos, comme le funk ou le bounce rap, qu’ils jugent incompatibles avec les valeurs des traditions plus anciennes (jazz, Mardi Gras, Indian chants…).

Membres du Black Men of Labour, l’un des plus anciens Social Aid and Pleasure Club de la ville © Lewis Watts
Danseur noir qui lève le bras en signe de fierté et de combativité lors d’une Second Line © Lewis Watts
Femme dansant sur un cercueil lors d’une cérémonie « Jazz Funeral » organisée par un Social Aid and Pleasure Club © Lewis Watts

En écoutant l’exposé de Porter et Watts, on mesure à quel point la distribution des capitaux culturels, sociaux et économiques liés à la musique afro-américaine est l’objet d’un jeu complexe croisant les variables de la race, de la classe et du genre. La culture est autant un outil d’affirmation de soi et du groupe qu’elle peut s’avérer le pivot d’une exclusion et d’une nouvelle ségrégation, aussi brutale qu’à l’époque de Jim Crow. L’intérêt de cette recherche est de nous rappeler combien l’économie créative, souvent célébrée pour les perspectives de croissance qu’elle fait miroiter, ne bénéficie pas harmonieusement à l’ensemble de la population, qui se voit - même dans le cas de la Nouvelle-Orléans - dépossédée de cela même qu’elle a créé.

Photo d’un habitant devant sa maison, disparu un an après © Lewis Watts

par Emmanuel Parent // Publié le 23 février 2013
P.-S. :
  • Emmanuel Parent est chercheur associé au LAHIC (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture).

- Voir aussi « Onze jours à NOLA » par Benoît Lugué.