Scènes

Oh la belle Bley !

Carla Bley Big Band, New Morning (17-06-2006)


Lundi 17 juillet, le New Morning a offert un somptueux feu d’artifice de cuivres, saxophones et grondements de batterie, le tout dirigé de main de maîtresse par une des dernières légendes vivantes du jazz, la toujours éclatante Carla Bley. De nouvelles compositions ont côtoyé quelques classiques, avec la même cohérence harmonique et stylistique, le même génie narratif. Un enregistrement devrait bientôt en rendre compte.



Carla Bley
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

Carla Bley est la grande dame du jazz actuel - certes moins avant-gardiste qu’à l’époque charnière des années 70 où il s’agissait de réconcilier rock, jazz et contemporain au sein d’une modernité mouvante, mais sa présence scénique combine classe, élégance, direction concise et charismatique, et ce au service d’une musique lumineuse, parcourue de dissonances burlesques, inquiétantes ou extatiques.

L’un des premiers morceaux du concert, « Appearing Nightly at the Black Orchid » fait référence au début de sa carrière, lorsqu’elle était pianiste d’accompagnement au club de Monterey (où ce morceau fut créé en 2005). Les musiciens, amusés et respectueux, encadrent le piano et l’intro de Carla ; la scène devient, pour un court instant, une sombre salle de bar mexicain.

Roger Jannotta, Wolfgang Puschnig, Andy Sheppard, Christophe Panzani, Julian Arguelles
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

Les cinq saxophonistes, du soprano au baryton, de Roger Jannotta à Christophe Panzani et Julian Arguelles (que l’on peut retrouver sur le récent Live In Dublin avec Jim Black), en passant par les incontournables Wolfgang Puschnig et Andy Sheppard, compagnons de route de Carla Bley depuis 1988.

Wolfgang Puschnig
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

« Hotel Overture » : Wolfgang Puschnig endosse le rôle mythique du saxophoniste ténor Gato Barbieri sur le solo déchiré et déchirant. L’altiste ne revêt pas un costume trop grand pour lui ; ses suraigus et sa virtuosité redonne fraîcheur à ce grand moment du free rugissant, bâti sur deux accords toujours aussi lugubres et expressifs.

Andy Sheppard
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

Quelques instants plus tôt, Andy Sheppard s’est saisi d’un soprano, sur le passage hypnotique et répétitif qui suit l’exposé du thème d’Escalator Over the Hill. Cependant, c’est au ténor qu’il improvisera la plupart du temps, sur des tempi souvent redoutables, mais parfois aussi apaisés, comme sur la reprise de « My Funny Valentine ». Sa sonorité feutrée et aérienne se joue de la puissance musicale du big band comme le Sioux de la cavalerie.

Carla Bley
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

Face-à-face troublant entre mère et fille… Carla Bley dans la lumière des projecteurs et Karen Mantler, sosie presque parfait, cachée derrière un pilier. Détail anecdotique : ce soir, elles sont les seules « rescapées » de l’épopée Escalator Over The Hill : sur le thème éponyme, Karen, 4 ans, livrait sa première réplique, un timide « Riding Uneasily ». Toujours aussi timide, on peut distinguer sa présence dans les discrètes interventions d’orgue.

Karen Mantler
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes
Bill Drummond
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

Billy Drummond a un nom providentiel et un jeu de batterie très diversifié pour aborder les différentes facettes du style Carla Bley : gros son presque rock sur le rappel « Who Will Rescue You ? », rythmique cubaine sur le « Tijuana Traffic », passages de valse lourde et appuyée - le fameux versant Kurt Weill - et de très nombreux moments de swing rapides, en osmose parfaite avec la walking bass, pour le liant (par exemple « Someone to Watch Over Me »). À quoi s’ajoutent quelques breaks tonitruants et roulements claquants de toms pour une présence sonore déterminante.

Carla et ses ouailles
Photo : Jean-Marc Laouénan

Début du deuxième set ; le public a du mal à y croire, Carla Bley annonce « Hotel Overture », premier morceau de l’opéra jazz-rock-kurtweilien Escalator Over The Hill, dédié à la mémoire de Paul Haines, le regretté poète et librettiste. Les premières notes de Gary Valente nous confirment bien ce rêve éveillé, ce privilège, somme toute assez rare, d’entendre trente-cinq ans après ce thème écrit pour Roswell Rudd.

Gary Valente
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

On retrouve Gary Valente, seul en scène, annonçant les premières notes de « Goodbye Pork-Pie Hat » réarrangé par Carla Bley. D’une puissance presque wagnérienne, Valente est de loin le soliste le plus prolixe des deux sets. Un ou deux chorus sont peut-être trop longs et bavards mais il emporte l’adhésion sur le pénultième et latino « Tijuana Traffic », avec une expressivité éclatante, parfois bouffone. Le ping pong de chorus qu’il engage avec Lew Soloff à la trompette, s’achève dans une sorte de polyphonie cacophonique et jouissive.

Carla Bley
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes
Steve Swallow
© Jean-Marc Laouénan/Vues sur Scènes

Autre face-à-face, qui ressemblerait plus à un côte-à-côte, entre la chef d’orchestre et Steve Swallow, dont on ne présente plus ni les compositions ni la sonorité si singulière à la basse électrique. Partenaires musicaux depuis plus de trente ans, ils montent sur scène ensemble, ne se perdent jamais de vue, ni d’oreille. L’image de sérénité qu’ils dégagent renverrait presque à Philémon et Baucis ; méconnus dans leur pays mais unis dans la grâce de leur musicalité respective, de leur hopsitalité bigbandienne. Il n’est pas rare enfin, de ressentir à leur contact, l’authenticité d’un parcours, d’un propos, l’attitude bienveillante envers un public qui leur rend bien.

Carla Bley n’a peut-être plus la rébellion chevillée aux accords mais n’est certainement pas cette « rebelle façon Figaro Madame » (une critique dont nous tairons l’origine), qui se serait affadie dans un jazz « FM-isé ». Le néoclassicime dont sont empreintes ses nouvelles compositions n’a rien à envier, toutes proportions gardées, à l’évolution d’un Stravinski seconde période.