Chronique

Olivier Sens/Guillaume Orti

Reverse

Label / Distribution : Quoi de Neuf Docteur

On entend depuis près de vingt ans Olivier Sens faire sonner sa contrebasse auprès des grands noms du jazz, tant français qu’américains de passage, comme Chris Potter.

Ce parcours, qui l’a mené vers la plupart des styles de jazz, du plus mainstream au plus libre, a renforcé chez lui la conviction que ce dernier avait, ces dernières années, perdu de son esprit pionnier, qu’il manquait de défricheurs comme le furent en leur temps Parker, Monk, Coltrane, Miles et Ornette Coleman. Cette prise de conscience est à la base du projet Reverse qu’on pourrait résumer par cette phrase : retrouver l’esprit du jazz, avec les moyens d’aujourd’hui.

Or, pour Olivier Sens, les moyens d’aujourd’hui c’est l’informatique. Influence familiale peut-être, pour ce fils d’un pionnier de l’informatique qui, dès son plus jeune âge, faisait joujou avec les ordinateurs de papa, avant même que ceux-ci ne se répandent massivement dans le public. C’est ainsi que, dès 1978, le jeune Olivier faisait ses premiers sons de synthèse avec les beepers et buzzers dont étaient équipés les premiers PC.

Puis débute une longue phase acoustique au cours de laquelle il se lance avec le succès que l’on connaît dans le métier de jazzman, tout en terminant ses études. Ce n’est qu’il y a une dizaine d’années qu’il s’équipe à nouveau d’un ordinateur. Très vite, il retrouve l’excitation de ses premières synthèses adolescentes. Pendant cette longue parenthèse sans ordinateur, Olivier a vu l’informatique envahir tous les styles de musique, d’une manière qui lui paraît souvent peu satisfaisante, voire nuisible, à des lieues en tout cas de sa propre démarche. Ce constat l’amène à se forger son propre outil, un logiciel nomm" « Usine » qui, contrairement aux autres, n’apporte pas des sons préfabriqués mais au contraire « écoute » ce que fait le soliste et s’y adapte automatiquement.

Sur Reverse, le soliste est Guillaume Orti, brillant saxophoniste poussé sur le terreau de la nébuleuse Hask, et qu’on a pu apprécier notamment au sein de Kartet, qu’il anime avec Benoît Delbecq. Ecoutons-donc les treize plages de ce projet, après quoi, nous interrogerons Olivier pour mieux comprendre ce que nous venons d’entendre…

Le premier titre « circulation - pur électro » commence par de faibles crépitements auxquels succèdent des frottements bientôt enrichis de sons indéfinissables tenant plutôt de la percussion. Une ligne de basse, profonde, élastique se met en place pour soutenir ces sons étranges qui apparaissent, fourmillent et peu à peu s’organisent, dans une atmosphère nocturne et réverbérée. Le tissu enrichi de nombreux sons, reste toujours très clair. Il s’allège progressivement, pour bientôt ne garder sur un fond de crépitements que le son entêtant d’une sorte de woodblock, quelques halètements oppressants, et puis seuls les crépitements demeurent avant que la musique ne se dissipe doucement, sous les hautes voûtes d’une vaste et sombre salle virtuelle… Quel début !

Changement de décor, avec la deuxième plage, « ne pas arrêter - never ». Une somptueuse et pénétrante nappe sonore reçoit rapidement le rythme cahotant d’une batterie martienne, composée de frottements, de coups sourds. A peine commence-t-on à s’établir dans ce paysage insolite que surgit l’alto de Guillaume Orti. Incursion spectaculaire, inattendue, effet de surprise garanti. Après quelques phrases rapides, agiles, le sax prolonge des notes dans l’aigu auxquelles répondent des sons qui ressemblent à ceux qu’on obtient avec un piano préparé. La fin de ce dialogue entre sax et « piano préparé » sur fond de batterie martienne est annoncée par quelques très belles notes feutrées, chuchotées par Guillaume Orti, qui conclut avec le thème exposé au départ.

Surprise, de voir que la troisième plage est un titre de Dolphy, « Miss Ann - fragmentation ». Après un début aussi original allons-nous revenir sur un terrain mieux connu ? Le début de la plage se rapproche en effet d’un trio sax, basse, batterie classique, la basse étant profonde, détimbrée, les hauteurs de notes peu reconnaissables, avec une batterie tenant de l’Ovni comme sur la plage précédente et un sax toujours aussi alerte. Mais très vite, on note que le tempo s’étire et se contracte en permanence, sans jamais casser la dynamique initiale. Puis le sax se double de sons bizarres, comme désaccordés, pour achever le traitement insolite réservé à cette musique qu’on croyait connaître. Seule l’oreille exercée pourra reconnaître ce thème de Dolphy apparu sur le Far Cry de 1960, de même que seul le mélomane pointu reconnaîtra dans la plage 9 le standard d’Eddie Harris « Freedom Jazz Dance » issu du formidable The In Sound de 1966. Notre confort est à nouveau chahuté avec la plage suivante « larsen - short version » qui commence, il fallait s’y attendre, par des stridences. Pendant tout le disque, c’est ainsi : à peine installés une couleur, un climat, un rythme, qu’une nouvelle orientation apparaît, musique apparemment désincarnée, souvent rêveuse, peu démonstrative, mais en fait bourrée de surprises pour qui consent à lui réserver une écoute attentive.

Les musiciens et mélomanes avertis seront curieux de connaître les secrets de fabrication de ce disque. Olivier Sens a bien voulu nous en dévoiler quelques-uns.

1. « circulation - pur électro » est le seul morceau purement électronique.

2. « ne pas arrêter - never » : sur la première partie, la batterie change de son en fonction de la dynamique du sax, et sur la deuxième, l’ordinateur génère des accords aléatoires.

3. « miss ann - fragmentation » : l’ordinateur répète les phrases du sax à l’envers et change de tempo à chaque répétition.

4. « larsen - short version » : larsen générés par l’ordinateur dont la hauteur dépend de la hauteur des notes du sax

5. « drift - dream drum » : partie de batterie composée en temps réel en fonction du rythme des phrases du sax.

6. « larsen - long version » : idem 4 mais plus long…

7. « trio - event process » : morceau entièrement composé par l’ordinateur. Il parait plausible au début, mais en écoutant bien on s’aperçoit qu’à la fin le sax joue des phrases invraisemblables et impossibles à jouer !

8. « impulse act - résonance tubulaire » : exploitation des résonances internes du sax.

9. « freedom jazz dance - équivalence » : le sax joue un thème en 5/4 et l’ordinateur répond en étirant le son de tel façon qu’il soit sur une équivalence rythmique alternativement en 4 pour 5 et 3 pour 7.

10. « slaps - 5 vs 19 » : morceau composé par l’ordinateur à partir d’éléments samplés en direct

11. « time print - positif » : piano étrange déclenché par des impulsions de sax

12. « cycloïde - slicing » : composé par l’ordinateur à partir de tranches de son très courtes.

13. « time print - négatif » : idem 11 mais en ne gardant que le bruit de fond.

La technique est omniprésente, mais, maîtrisée, ne donne jamais l’impression de gratuité, de gadget si fréquente avec la musique électronique. Le projet cohérent qui en est l’origine ne laisse pas de côté le plaisir d’écoute, garanti par la beauté des sons, leur clarté. Jamais assommé par un débordement d’informations, l’auditeur fait au contraire un voyage varié, aux nombreuses surprises, riches en sensations sonores originales.

Il sera très intéressant de suivre les développements de ce projet. On imagine aisément qu’avec la participation de musiciens supplmémentaires, avec un vécu plus étoffé en concert, cette musique deviendra plus vivante encore, un peu moins désincarnée. Mais telle quelle, elle mérite largement à la fois qu’on la découvre et le label « ELU par Citizen Jazz ». Pour ceux qui seront séduits, l’interview d’Olivier Sens à paraître bientôt sur citizenjazz.com permettra de mieux comprendre encore la démarche entreprise et ses perspectives.