Chronique

Orchestre National de Jazz

ONJ Laurent Cugny : 94-97

Label / Distribution : Abeille Musique

Au-delà de la surprise que suscita la nomination de Laurent Cugny à la tête de l’Orchestre National de Jazz en 1994, plusieurs questions se posèrent alors quant à l’orientation que prendrait cet orchestre dans le paysage culturel et institutionnel de l’époque.

Pianiste confirmé et musicologue reconnu, Cugny n’en est pas à son premier essai lorsqu’il prend la direction de l’O.N.J. Après trois tentatives infructueuses, il remplace Denis Badault dans un contexte politique très particulier. Dirigeant depuis des années son big band Lumière, il est très à l’aise avec l’écriture pour orchestre. En témoigne le très luxueux « Reminiscing », tiré de l’album éponyme où s’illustraient le saxophoniste Stefano Di Battista, un des deux « amis italiens » de cet O.N.J. avec Flavio Boltro.

Cugny se situe clairement, comme Antoine Hervé dans la filiation de Gil Evans, et comme lui, il prend ses fonctions dans un contexte politique turbulent : celui de la Cohabitation. Il empruntera d’ailleurs le même chemin, entre classicisme patrimonial et modernité électrique influencée par Miles Davis.

L’O.N.J. version Cugny marquera son époque, notamment par la décision iconoclaste d’en faire le premier - et le seul - à imposer une formation pré-existante (Lumière). Cugny ira jusqu’à publier Yesternow (pourtant enregistré précédemment avec son big band), sous le nom de l’O.N.J. En toute logique, cet album ne figure pas sur la présente réédition - on peut d’ailleurs regretter qu’elle laisse de côté certaines clés, telle la reprise de « Right Off » (issu, comme le morceau « Yesternow », du Tribute to Jack Johnson de Miles Davis…), que l’on retrouvera sur In Tempo. Cette initiative aura des conséquences contradictoires : l’efficacité immédiate d’un orchestre rodé, certes… mais aussi une impression de confiscation de l’institution. Il faudra toute l’intelligence de Cugny pour dissiper le malaise : il intègre de nouveaux musiciens, notamment issus de la toute nouvelle classe de jazz du CNSM, tel le saxophoniste Stéphane Guillaume. Cugny était associé dès l’origine à la réflexion autour de l’O.N.J. ; il est donc normal qu’on y sente sa patte ; certains musiciens - Denis Leloup, Xavier Desandre-Navarre - fréquentent les deux orchestres depuis 1986. Dans la continuité de l’aventure Badault, Cugny conservera le trompettiste Claus Stötter, très en vue sur « The Majesty of the Blues », de Wynton Marsalis, sur In Tempo. On y retrouvera aussi le guitariste Lionel Benhamou [1], disparu tragiquement durant sa mandature, et dont le très électrique « Cobalt » restera l’un des derniers témoignages.

L’O.N.J. Laurent Cugny reste marqué par une « révolution copernicienne » qui le replace sous influence américaine et un respect revendiqué des racines du jazz, posture que ses prédécesseurs avaient tenté de tenir à distance, se rapprochant d’un propos plus européen. Ainsi, Reminiscing se veut une lecture contemporaine des origines, illustrée par des compositions originales. C’est le sens de « Blues For Smack » et « Stomp For Smack », qui consacrent le jazz des années 20 avec une évidente jubilation. On pourra s’étonner d’une telle orientation dans une décennie où toutes les barrières stylistiques explosent… Mais parallèlement, le tellurique « Frelon Brun » de Miles Davis sur Merci, Merci, Merci fait une démonstration de la roborative base rythmique constituée par Stéphane Huchard à la batterie et Frédéric Monino à la basse électrique. Un socle idéal pour braquer les projecteurs sur une période de Miles qui nourrit le son « acid-jazz » de l’époque.

Si Reminiscing se tourne vers le passé, In Tempo s’inscrit dans une modernité qui tutoie autant le blues (la présence controversée de l’invité Lucky Peterson, qui chante sur « Who’s Been Talking », de Howlin’ Wolf…) que l’intensité électrique de Yesternow. La dichotomie temporelle très réfléchie entre passé et avenir sur les deux premiers albums trouvera son point d’orgue avec Merci, Merci, Merci, que vient couronner un beau succès public. Ce dernier album live, signature d’une vraie rencontre entre l’orchestre et la scène, est le plus abouti. A ce titre, on se réjouira ici de l’ajout d’inédits issus du même concert, notamment le superbe « Night Thing » de Bojan Z qui met en valeur le saxophoniste Pierre-Olivier Govin.

L’O.N.J. Laurent Cugny reste l’un des orchestres les plus célébrés de cette institution et occupe une place centrale dans la présente rétrospective. C’est également celui qui aura permis de couper peu à peu les ponts avec l’institution et de suivre une orientation artistique plus libre. Ce n’est pas la moindre de ses évolutions, fût-ce au prix d’une phase un peu lisse…

par Franpi Barriaux // Publié le 9 janvier 2012
P.-S. :


Laurent Cugny (dir, p, cla), Denis Barbier (fl, afl, pic), Flavio Boltro (tp), Claus Stötter (tp, 1-17), Claude Egéa (tp, 1-17), Serge Plume (tp, 18-32), Pierre Drevet (tp, 18-32), Bernard François (fh), Jacques Peillon (fh), Phil Abraham (tb), Christian Lainé (tu, 1-17), Philippe Legris (tu, 18-32), Stefano di Battista (saxes), Pierre-Olivier Govin (saxes), Stéphane Guillaume (saxes, cl, bcl), Benoît de Mesmay (cla), Lionel Benhamou (g, 1-17), Frédéric Favarel (g, 18-32), Frédéric Monino (b), Stéphane Huchard (dms)

[1Remplacé par Frédéric Favarel pour Merci, Merci, Merci.