Tribune

Ornette Coleman : demain est toujours la question

Ornette Coleman est mort jeudi 11 juin 2015. L’unanimité des hommages laisse entendre la place particulière qu’il occupait.


Avec la mort d’Ornette Coleman (1930-2015), c’est tout un pan de l’histoire du jazz moderne qui disparaît. Au même titre que Thelonious Monk, John Coltrane ou Miles Davis, il a été de ceux qui ont permis le renouvellement des formes anciennes et le jaillissement des nouvelles. Pourtant si son apport en la matière est indéniable, sa personnalité artistique participe tout autant que sa musique à l’édification de sa stature de géant. Les deux se mêlent d’ailleurs intimement.

Fait assez rare pour être souligné, il est un des seuls musiciens qu’on n’appelle que par leur prénom, à l’instar de Miles, d’ailleurs. On parle d’« Ornette. » Même si le saxophoniste reste moins connu du grand public que le trompettiste, il est l’objet d’une ferveur comparable tant chez les musiciens que chez les amateurs. Sa musique se déploie dans une œuvre homogène et puissante. Elle est un chant d’amour, une ode à la vitalité. Mais c’est également par son caractère modeste et discret et qu’il s’est imposé au fil des ans comme une véritable icône (ce qu’il n’a jamais revendiqué), à laquelle on se réfère lorsqu’on cherche à défricher de nouveaux territoires.

Que ce soit par sa naissance (au Texas en 1930, à une époque où il ne faisait pas bon être noir), par l’accueil mitigé que lui a réservé la communauté des musiciens (on prétendait qu’il jouait mal, faux, on lui reprochait son saxophone en plastique blanc), pour l’invention de l’expression free jazz et les rejets qui s’en suivirent, ou à cause de la théorie musicale dont il est l’inventeur (l’harmolodie, sujette à caution selon certains), tout aurait dû maintenir Ornette Coleman dans la marginalité. Pourtant, grâce à son obstination et sa volonté farouche de vivre sa musique comme il l’entendait, il a réussi à imposer une des voix les plus personnelles qui soient, reconnaissable entre mille. Sans faire “école” à proprement parler, il a développé un style auquel les générations suivantes se sont abreuvées. Une intelligence puissante cachée sous une naïveté assumée. Et qui était sa force.

Et il en a fallu de la force et de la naïveté pour, dès 1958, intituler ses disques Something Else, Tomorrow Is The Question !, The Shape Of Jazz to Come, Change of The Century… et poser en groupe sur la pochette de This is Our Music façon gang des rues plutôt que dans le style consacré des quartets de jazz (il anticipe par là certaines attitudes qu’adoptera le milieu hip hop quelques décennies plus tard). Ornette, en effet, défie le monde sans agressivité avec une morgue amusée, car il n’est jamais dans l’opposition. Il n’est pas contre, il est à côté. Il va de l’avant sans endosser les pesanteurs de l’ordre ancien, contrairement à Sonny Rollins, qui cherche sans cesse sa place dans l’histoire. Ornette ne doute pas (en apparence du moins), invente mille assemblages (double quartet, quartet à deux basses, etc.), et s’autorise toutes les expériences (musique de film, concert avec Jacques Derrida [1], etc.) sans se soucier du qu’en dira-t-on ou des fauteuils qui se vident lors de ses concerts.

A l’heure où la médiocrité se généralise, où l’originalité tend à s’amenuiser au profit d’un grand tout égal et fade, Ornette Coleman fait figure d’exemple par son parcours sans faille. Sa musique dansante pour le corps et l’esprit est en cela une référence et un modèle pour les créateurs d’aujourd’hui et ceux qui les écoutent. Musiciennes et musiciens, ne baissez pas les bras. Aujourd’hui Ornette est mort, nous sommes tristes. Pourtant nous sommes joyeux parce que son héritage est un élan.