Scènes

Où vas-tu Melody ?

Melody Gardot sur scène, c’est autre chose que Melody Gardot sur Absence, son dernier disque... Y aurait-il deux Melody en une ?


Melody Gardot semble - surtout depuis son dernier disque - avoir choisi des voies qui s’éloignent du jazz et dépendre de plus en plus d’une production visant un plus large public. Il n’en reste pas moins que dans ses concerts, elle reste une chanteuse raffinée, inventive, intelligente, douée. Alors ? Cette vraie Melody a-t-elle encore de l’avenir ? On peut l’espérer. Pour nous. Et pour elle.

Melody Gardot…

Il y a celle qui nous emmène hors de l’univers du jazz, au Portugal ou au Brésil. Mais ces contrées ont eu si souvent à voir avec le jazz et le jazz, musique sans frontières… Ce qui proprement « déroute » sur Absence c’est plutôt le parti-pris artistique, avec une armée (voire une grande armada, la métaphore ibérique étant envisageable ici) de violons et violoncelles. Dans l’esprit, une musique susceptible de plaire au plus grand nombre, donc. Plus d’aspérités, rien que de la douceur, un peu de mal de vivre ici ou là, mais pas trop, (« Attention Miss Gardot, cela pourrait nuire à votre carrière ! »). Des photos plus ou moins suggestives, d’une esthétique pour le moins douteuse achèvent d’emballer le produit, sans doute pensé (ou plutôt calculé - mais pour certains cela revient au même) dans les bureaux d’un directeur « artistique » plus préoccupé de marketing que de musique.

Il y a celle – la même, sans doute – qui prend des poses. Celle – toujours la même – qui joue à la star, à la diva, et que l’on qualifie ainsi, à la faveur de promo en veux-tu en voilà, sans même savoir si ces définitions ont un sens. Il y a Melody qui joue ça, qui chante comme ça. Et il semble que cela lui convienne.

Photo © RipoDesign

Et puis en été, au moment des tournées de saison et des grands festivals qui « jouent » la programmation autant pour la musique que pour vendre des places (il faut bien compenser la raréfaction des subventions publiques alors que les salaires ne font qu’augmenter et qu’on ne discute guère les cachets, vu que l’on produit de la culture et que le prix de la culture ne se discute pas, c’est bien connu), en été donc, par exemple ce 16 juillet 2012 à Perpignan, quand on s’y attend le moins, il y a Melody sur scène.

Une scène, en quelques mots, plus conçue pour le théâtre que pour le concert où, ma foi, il doit bien y avoir des micros, du matériel de sonorisation, des projecteurs, des instruments de musique et des musiciens. Sur la scène de Melody Gardot, on découvre des décors (ballots, baluchons, caisses et caissettes), des lumières, des écharpes à chaque pied de micro. Tout cela, au fil du concert, s’oublie - il ne s’agit que d’accessoires un peu vains et superflus -, ou au contraire s’apprécie comme une saveur particulière imaginée avec un raffinement discret, sans autre intention qu’esthétique (les éclairages souvent intimistes).

Ce cadre posé, reste la musique et le chant de Melody. Sourd et aveugle celui qui bouderait le spectacle, même pris de court parce qu’il a le disque en tête, faute de l’avoir dans le cœur, parce qu’il a vu des affiches racoleuses et que, amateur de jazz, il ne savait trop à quoi s’attendre. Ce serait ignorer l’autre Melody. Celle qui aime passionnément ce qu’elle fait. Qui, elle, y met visiblement tout son cœur. Dans un concert maîtrisé de bout en bout et sous tous ses aspects. Nul hasard là-dedans, on s’en doute. Mais on voit cela si souvent, y compris chez les plus grands, qu’on ne saurait le regretter. Cependant, même chez ces « grands » on a vu des spectacles parfaitement cadrés, étudiés, qui n’arrivaient pas à la cheville de celui-ci.

Et cette maîtrise est une des conditions de la réussite artistique de ce moment musical. Le répertoire va du gospel comme on en entend trop rarement de nos jours à un « Over The Rainbow » quasi a cappella, en passant par un « Summertime » émouvant. (Notons la rareté des concerts qui se terminent a cappella : Melody Gardot s’y abandonne avec bonheur). L’esthétique, on l’a dit, n’est plus celle du disque. C’est sans doute grâce au New-Yorkais Irvin Hall (saxophones), que cette « Melody de scène » efface les effets plus ou moins grand public (commerciaux, disons-le), et – outre un répertoire plus varié - à lui qu’on doit un retour affirmé aux couleurs du jazz. Cette Melody-ci chante fort bien (on admettra un avis différent pour peu qu’il soit dénué de mauvaise foi ou d’a priori), elle a une présence indéniable, et le concert ne cherche pas - loin de là - un dénominateur commun entre les spectateurs. On n’y trouve pas grand-chose à redire.

C’est plutôt sur l’avenir qu’on s’inquiète… ou qu’on s’interroge… On aimerait que Melody Gardot sache retenir cette voie en dépit de la production et des impératifs commerciaux. Que cette authentique musicienne ait assez de personnalité pour fuir une carrière internationale par trop « popisante ». Qu’elle irradie sa lumière propre et soit une étoile par elle-même plutôt qu’on ne la pousse sous les feux d’une rampe artificielle. Elle nous annonce un disque placé sous le signe de la musique « classique ». Il n’y a pas de sot projet. Et surtout pas celui-là. Même aux yeux du passionné de jazz. Il courrait alors le risque d’en rejeter d’autres - new-orleans, free jazz, hard bop… on peut tout imaginer.

La question demeure donc : « Où vas-tu Melody ? » Cette incertitude même montre bien que la dame sait encore susciter l’espoir. Il y a cependant de quoi être un peu inquiet. Chat échaudé n’aime guère qu’on lui refasse trop souvent le coup de l’eau froide…