Scènes

Paceo, Alibo et Lockwood à Port-au-Prince

Quelques concerts du festival de jazz de Port-au-Prince (Haïti), mars 2017


Yilian Canzares par Juliette Boisnel

Malgré le passage dévastateur de l’ouragan Matthew sur l’île, le 11e festival de jazz de Port-au-Prince s’est tenu, entre l’Institut Français, les places publiques et l’hôtel Karibe. Des musiciens haïtiens, mais aussi français, se produisaient sur scène. Compte rendu de notre correspondante sur place.

Nous prenons place sous la tonnelle de la cour intérieure de l’Institut Français pour assister au concert de Triphase. Ce trio international est celui d’Anne Paceo à la batterie, de Leonardo Montana au piano et de Joan Eche-Puig à la contrebasse.
Pour ouvrir le bal, Anne nous présente « Toutes les fées sont là », une œuvre inspirée de son enfance passée en Côte d’Ivoire et d’un tableau composé de masques et d’esprits peint par sa mère. On entend une batteuse qui maîtrise son discours rythmique avec rigueur, finesse et concentration. Elle semble calme mais le ton s’élève et devient beaucoup plus expressif. Cette progression crescendo intensifie le jeu des musiciens. Retour au calme, retour du thème, ainsi s’achève cette première composition en miroir. Au troisième morceau, « Les Châteaux de sable », des vocalises discrètes d’Anne doublent le thème au piano, des mailloches arrondissent le son, nous sommes plongés dans un univers intime tout en douceur. Le pianiste nous offre une prose instrumentale splendide dans « Jo-Anna’s Nirvana ». Le contrebassiste Joan Eche-Puig prend l’archet dans sa propre composition « Quand les ancêtres m’accompagnent » ; on aime cette poésie teintée d’une spiritualité certaine.

Anne Pacéo © Emmanuelle Vial

Il faudra attendre « A Tempestade », pour mesurer pleinement l’envergure du langage rythmique de la musicienne. Elle est inspirée de « La Tempête » de Shakespeare, pièce que la compositrice avait vu jouer en portugais lors d’un voyage à Lisbonne, sans en saisir un traître mot, et dont elle avait aimé la gestuelle et le mouvement. Comme on peut s’y attendre, le calme introductif précède la tempête, la fièvre, le vacarme ! Mais le chorus est puissant, enfin les baguettes se lâchent, « anraje » comme on dit ici !
D’ailleurs les spectateurs ont cessé de bavarder à cet instant, comme happés par sa frappe et sa technique. Osons le dire, Anne Paceo est une force tranquille.
Elle paraît sage et souriante mais derrière sa bienveillance bouillonne une redoutable rythmicienne. Conclusion du set avec « Yôkaï », une œuvre inspirée de cette mythologie d’origine japonaise selon laquelle les esprits nous entourent en permanence, avant un rappel qui ne nous donne pas envie de quitter la salle. C’était la première fois que le trio jouait en Haïti et ils étaient « Super heureux d’être là » et nous aussi étions super heureux de les écouter.
Une question, toutefois, pourquoi diable Anne Paceo ne joue-t-elle pas plus de chorus ?

La place Boyer de Pétion-Ville est dense.
Deux échassiers vêtus de costumes jaunes et oranges avec de grands chapeaux pointus traversent la place au rythme des tambours et des « vaksin », ces trompettes haïtiennes traditionnelles, de la bande à pied Follow Jah. L’ambiance est festive, comme un prolongement du carnaval qui s’est achevé la semaine dernière.
Sur scène, une voix chaude et grave appelle, crie, invoque, c’est celle de Childo Tomás, ce chanteur et bassiste mozambicain qui a joué entre autres aux côtés d’Omar Sosa. M’bira [1] en mains, il démarre sur les chapeaux de roues accompagné du batteur suisse Cyril Regamey et du pianiste Daniel Stawinski.
Assise sur les marches du bas côté de la scène, dans l’obscurité, Yilian Cañizares est concentrée, méditative, le violon sur le genou. Puis la chanteuse-violoniste illumine la scène non seulement par ses boucles flamboyantes mais surtout par son énergie chaleureuse - elle chante ce qu’elle joue en même temps qu’elle le joue, et on aime ça !

Son archet distille des phrasés tantôt jazz, tantôt tziganes, tantôt cubains, qui ouvrent un large éventail de sonorités multiculturelles. On note une belle complicité basse-batterie, des mises en place bien rodées ; saluons la palette du batteur, oscillant entre style afro-cubain, rock… et jazz bien entendu. Yilian nous fait la surprise d’inviter un monument haïtien : monsieur James Germain. Vêtu d’une tenue à carreaux traditionnelle, le chanteur se lance dans une merveilleuse improvisation sur le morceau dédié à toutes les femmes haïtiennes intitulé « Yia Mi » - ce qui veut dire Mama en yoruba - , très calme et très sensuel, où Yilian chuchote, scande, raconte cet hommage à la maternité. Le duo complice va crescendo et c’est maintenant le public qui est mis à contribution pour un échange très dynamique !
La chanteuse évoque ses ancêtres sur « Mapucha », en particulier sa grand-mère née esclave puis affranchie ; c’est en fait un hommage à la liberté dans toutes ses formes. Un excellent solo de batterie par-dessus lequel la voix libérée de la Cubaine, presque en transe, sublime cette œuvre magistrale. La chanteuse comble le public d’une seconde surprise - et non des moindre : l’invitation de deux artistes haïtiens dont la réputation n’est plus à faire : Lòlò et Manzè du groupe Boukman Eksperyans.
C’est un groupe de rara, entendez de musique racine vaudou, extrêmement populaire et engagé en Haïti. Pour résumer brièvement, Boukman, vient de Dutty Boukman, le prêtre vaudou du Bois Caïman qui a organisé en 1791 un soulèvement des esclaves à l’origine de la révolution haïtienne.
Et puis Eksperyans, c’est un clin d’œil à Jimi Hendrix.

Yilian Canzares, Lòlò et Manzè du groupe Boukman Ekperyans. Photo Juliette Boisnel

Embrassades sur scène avec Yilian Cañizares, « éblouie par leur talent » dit-elle, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. A peine eurent-ils entonné les premières notes de « Erzuli kay la mande wouze » (Erzulie – l’esprit de l’amour et de la féminité –, la maison a besoin d’être arrosée, protégée), un morceau d’anthologie que le public les acclamait à tout rompre. Les deux chanteuses se sont livrées à un duo de danse enflammé, rapidement rejointes par Lòlò. Le trio vocal est alchimique, le temps est comme suspendu, puis le morceau s’éteint decrescendo. Inutile de préciser que le public leur offre une belle ovation. Puis la bande à pied et ses échassiers réapparaissent à travers la place pendant que le concert suivant se prépare.

Changement de lieu pour la soirée de clôture : le rendez-vous n’est plus au parc de la Canne à Sucre car les intempéries ont causé des dégâts, mais au prestigieux hôtel Karibe dans le quartier huppé de Juvenat. Avant de commencer quoi que ce soit, une minute de silence est demandée pour René Préval, ancien président d’Haïti décédé cette semaine.

Le premier groupe est celui des frères Widmaier qui ont remplacé au pied levé le guitariste mexicain Paco Rentería.
En 1983, Joël et Mushi fondent un groupe, Zeklè, qui occupe la scène caribéenne depuis lors. L’un est batteur, bassiste et pianiste, l’autre chanteur, pianiste et percussionniste. Leur répertoire eighties est revisité par ces frères, musiciens de grande qualité. Le rythme est véritablement au cœur du concert, les percussions jouent sur un tempo extrêmement vif, le bassiste est très funky, sans oublier l’excellent pianiste qui garde le petit côté vintage dans ses effets de synthés. Le tube « Amélie » remporte le même succès ainsi que « Reponn mwen ». L’atmosphère est entraînante, nous regrettons sérieusement d’être sagement assis autour de nos tables rondes. Jusque-là, nous pensions que le tempo était déjà infernalement dur à tenir mais lorsque Joël passe une musique rara de type responsoriale (prêtre/chœur) en filigrane dans le morceau suivant, nous sommes encore plus entraînés dans une tornade percussive prestissimo, justement équilibrée par des accords plus lents du synthé. Clap de fin, acclamation.
Transition toujours festive par la bande à pied Follow Jah dans le patio de l’hôtel.

Enfin, au concert des « 30 ans de Tony Chasseur » arrive le patron, bras tatoué, casquette, décontrac’. On s’adresse aux aficionados de Michel Alibo, monsieur Sixun, bien sûr.
Calmement, il ouvre le concert sur quelques notes, accompagné du grand Ronald Tulle au piano à queue. En quelques secondes le ton est donné, la virtuosité est à l’honneur. Le discours musical du bassiste est infini, les notes sont en guirlandes ou en cascades, comme on veut. Puis le précurseur du kreol jazz Tony Chasseur fait son entrée sur un rythme de biguine.
Le chanteur est très chaleureux avec le public, très honoré d’être en Haïti où, même si le créole est différent, « on se comprend un peu ». Ce grand monsieur fête ses trente ans de carrière et en profite pour lancer une boutade au public, demandant à un spectateur de deviner son âge.
A noter que les percussions d’Alain Dracius et la batterie de l’excellent Thomas Bellon (batteur de Kassav’) forment une base rythmique invincible pendant que Michel Alibo nous dévoile un chorus indescriptible de virtuosité. La voix de Tony Chasseur s’est également envolée dans des improvisations scat et beatbox digne de Bobby McFerrin, que l’on savoure avec délectation, avant que Follow Jah ne reparte de plus belle.

Didier Lockwood

Pendant les remerciements, Didier Lockwood s’échauffe pianissimo dans la pénombre. Même à un volume aussi bas, une déferlante de notes laisse présager que le concert final sera aussi grandiose. Et en effet, ce premier titre est totalement puissant. Levons l’index et l’auriculaire !
Le violoniste semble renouer avec la tradition rock fusion de Magma. Les pointures que sont Olivier Louvel à la guitare, Paco Séry à la batterie et Linley Marthe à la basse, nous éblouissent. Le très expressif violon de Didier Lockwood joue sur le son wah wah, ce qui donne un fumet délicieusement rétro. L’ambiance est rock, le son est fort, ça déménage !

Pour conclure, faisons simple, on s’en est pris plein « la goule », comme on dit à Caen, pas vrai m’sieur Louvel ? La soirée de clôture était d’une qualité musicale extraordinaire.

par Juliette Boisnel // Publié le 19 mars 2017

[1L’un des noms du piano à pouces africain, aussi appelé kalimba ou sanza.