Chronique

Pascal Anquetil

Portraits légendaires du jazz

Voici un livre qui manquait. Ce n’est pas si fréquent. Cela se juge à l’aune du plaisir qu’on prend à le découvrir, à poursuivre jusqu’au bout la lecture, et à ce petit frémissement qui vous prend, comme une légère jalousie : on aurait aimé l’écrire.

Donc Portraits légendaires du jazz manquait. Et pourtant des ouvrages sur les « incontournables » du jazz, avec photos à l’appui et conseils discographiques, ça ne manque pas. Tous plus ou moins semblables, ils tentent de se glisser dans le marché et de profiter de l’image supposée marchande du « jazz ». Je ne sais pas ce que ça donne en terme de vente, mais je dois dire que bien souvent ça vous tombe des mains dès les premières pages : ça sent le produit, la fabrique, le supposé « coup » éditorial. Et puis c’est souvent écrit de façon relâchée, à coup de métaphores répétées.

Rien de tel ici. Il faut dire que Pascal Anquetil est un des rares professionnels (directeur du Centre d’Information du Jazz) à servir cette musique et les musiciens qui la font, plutôt que de s’en servir. Personne en France ne connaît mieux la situation des instrumentistes de l’Hexagone, personne ne sait mieux que lui ce qu’il en est de la diffusion de cette musique dans chaque région, on peut toujours compter sur lui pour un renseignement, une aide, un conseil, il est discret, au fait des choses, et pas infatué pour un sou.

Mais il est aussi – et surtout il est resté – un amateur. Un vrai, qui a reçu la morsure de cette musique très tôt dans sa vie, et qui ne s’en est jamais remis. C’est cette trace première qu’il nous fait partager, en toute subjectivité. Ce qui veut dire : à la fois s’inscrire dans une histoire qui a commencé avant lui et dont quelques autres chroniqueurs ou écrivains – qu’il cite à bon escient, très souvent – ont rendu compte, et en même temps nous dire comment il se l’est appropriée. La subjectivité n’est pas le défilé de nos opinions, et qui voudrait sérieusement parler ou écrire de l’histoire des grands musiciens de jazz sans citer Armstrong, Parker ou Coltrane ? Simplement, en chaque « portrait » il trouve un angle, une manière de convoquer des souvenirs personnels, quelques belles et juste formules, et le musicien nous est restitué dans sa vivacité, dans quelque chose de son être. C’est rare, de savoir ainsi combiner le savoir et « sa » vérité.

Et puis il y a ses choix : il avait 70 musiciens à désigner, pas un de plus (si ! Chick Corea s’est rajouté en douce, une photo de lui figure à la page de Keith Jarrett, une erreur bien sûr), on se doute que ce fut déchirant, mais quel plaisir de voir enfin reconnus Frank Sinatra (on savait l’admiration que lui portaient les jazzmen, mais on ne voulait pas l’admettre), mais aussi Eddie Jefferson, Tony Bennett (mais oui, je suis d’accord !), Eddy Louiss, Teddy Wilson, et quelques autres qu’on a l’habitude de contourner pour la raison que « ça » ne vend pas. Personnellement je n’aurais pas glissé Jay Jay Johnson (seul tromboniste de la série, j’en préfère au moins cinq autres), ni même (je vais me faire des amis !!!) Bill Evans qui m’enveloppe de ses « voicings » au point de me faire dormir très vite. On pourrait chicaner à l’infini, ce qui impliquerait d’ailleurs d’écrire un autre livre. C’est beaucoup de travail. On verra.

Le découpage opéré par Pascal Anquetil (huit chapitres : « Les génies décisifs », « Les maîtres chanteurs », « Les bâtisseurs de mondes », « Les virtuoses du bonheur », « Les anges déçus du lyrisme », « Les maîtres célibataires », « Les chefs de file », « Les musiciens intimes ») a l’immense mérite de faire bouger les lignes convenues, en particulier la ligne chronologique, ou alphabétique. Encore un exemple de bonne « subjectivité », et, du coup, des rapprochements bienvenus.

J’ajoute que ce livre de « portraits » comporte de nombreuses, et superbes, photos. Une fois n’est pas coutume, j’ai souligné la qualité des textes avant celle des images, qui sont parfois très connues ; rarement signées de photographes illustres, ce qui n’enlève rien à leur intérêt, elle sont parfois très étonnantes : je pense à celles de Sarah Vaughan (page 61), Abbey Lincoln (page 65), Sidney Bechet (page 105), Horace Silver (page 127), Stan Getz (page 168), Eddy Louiss (page 181), et quelques autres dont (j’y reviens !) le plus surprenant Keith Jarrett de toute l’histoire de la photographie.

Voici donc un « beau livre », à offrir avec le mode d’emploi : il faut lire les textes. On ne feuillette pas. On lit, on regarde, et au besoin on écoute. Pas de discographie ? C’est très bien ! Que chacun aille chercher ! Que l’envie fasse marcher, cheminer, fouiner dans les bacs, à la discothèque municipale ou sur Internet ! On ne va pas TOUT vous dire ! Tout de même, il faudra un jour corriger (par deux fois) l’orthographe de Pannonica de Koenigswarter : il faut bien un « r » sinon ça devient une histoire d’eau…

Je dis « un jour »… parce que je milite pour une édition de poche de ce livre, qui sera alors accessible à (presque) toutes les escarcelles.

par Philippe Méziat // Publié le 3 octobre 2011
P.-S. :

Tana Editions, 224 pages, 45 euros
En librairie le 29 septembre 2011