Tribune

Paul Bley (1932 - 2016)

La liberté comme principe et le lyrisme comme horizon : Paul Bley aura marqué cinquante ans de musique par un sens peu commun de la dérive exigeante. Esquisse d’un portrait, à l’occasion de sa disparition.


Entendu en 1972 à Châteauvallon, avec pipe, gros pull-over et synthétiseur, admiré à St Médard en Jalles avec Paul Motian et Charlie Haden, retrouvé à Beychevelle en en compagnie de Jimmy Giuffre et Steve Swallow - par la grâce de « Musiques de Nuit » - il me laisse le souvenir d’un musicien parfois solitaire, mais amoureux des émois musicaux qui émanent des êtres qu’il aura croisés. Un immense rayonnement.

Paul Bley ! Il nous aura accompagné, et il continue à être là. Nous avons été fumeur de pipe avec lui en 1972, et nous aimions ses pulls-over à grosses mailles et l’énorme synthétiseur qui échappait à tout contrôle, et même au sien. Nous avons été amoureux d’Annette Peacock quand il se produisait avec elle, sa nouvelle compagne, et Han Bennink ! Heureusement, il reste des traces de toute cette époque [i]. Nous avons compris le message quand il a enregistré son premier ECM, Open To Love. Nous étions exactement comme ça aussi, ouvert à ce qui se présentait dans l’amour. Et puis est venu le temps du sérieux, des disques en série, l’aventure d’un trio, avec Jimmy Giuffre et Steve Swallow. Des compagnons de route très anciens. La série des disques OWL - merci J.J. Pussiau - la série étrange des Steeple Chase où il se la joue de nouveau bop, puis le retour chez ECM. Le tout entrecoupé de plein de séances impromptues, car Open To Love cela veut dire aussi ouvert à toutes les possibilités d’enregistrer.

Le reste est dans les placards du savoir. Plutôt la vérité encore : lors de son concert à St Médard-en-Jalles, en janvier 1990, Paul Bley arrive seul en scène, avec trente bonnes minutes de retard. Faut dire qu’ils sont arrivés des USA dans l’après-midi, complètement vidés, et que Haden et Motian dorment encore dans les loges, ou même à l’hôtel. C’est le contrebassiste qui arrive en second, manifestement encore dans ses rêves. Il prend sa basse et la berce doucement. La musique vient. Paul Motian déboule en dernier, déboule n’est pas le mot, il rampe jusqu’à sa batterie. Encore un cran, on reste suspendus, l’écoute est totale, parfaite, ici et là-bas. Ce concert vous reste en mémoire, longtemps après.

Et avant d’ouvrir les placards, encore quelques mots sur Open To Love, le disque phare dans lequel on trouve « Ida Lupino », ce morceau à passer en boucle. Cet enregistrement a accompagné nombre de rêveries et de rencontres, et convaincu pas mal de personnes qu’au fond elles aimaient la musique, et même « le jazz » à l’occasion. La femme est constamment présente dans l’oeuvre de Paul Bley, de Carla qu’il évoque et surtout qu’il aura jouée sans cesse, à ces figures de la création féminine que sont les femmes du cinéma, en passant par la musique d’Annette Peacock. Cet accueil du féminin va au-delà de l’amour des dames, car il est plutôt amour de l’amour.

Alors ce qu’on sait, maintenant : Introducing Paul Bley date de novembre 1953, avec Art Blakey et Charles Mingus. Excusez. Le disque paraît chez Debut, le label de Mingus, puis un an plus tard en France et en Angleterre, sous labels Swing ou Vogue. On ne dira pas qu’on ne savait pas. En février 54, il enregistre pour Wing, une seconde marque de Mercury, avec Percy Heath ou Peter Ind, et Al Levitt. Pas mal, non ? Quatre ans plus tard, déjà avec Charlie Haden, pour un disque qui connote plus ou moins l’orient philosophique. Même année, en octobre et novembre, c’est le fameux Paul Bley Quintet, où l’on découvre surtout Ornette Coleman et Don Cherry. La révolution free est en marche, il n’en sera pas mais aura contribué à ce qu’on pourrait appeler, en démarquant les fameux From Swing To Bop du Minton’s, « From Bop to Free jazz ». L’élan est donné, on ne l’arrêtera plus.

Quatre ans plus tard, c’est Footloose, avec Steve Swallow - partenaire d’une vie - et Pete La Rocca. Un an plus tard, rencontre avec Gary Peacock et Paul Motian : ils ne se perdront jamais de vue ! À partir de là, il va alterner solos, trios, et plus rares sessions avec des souffleurs : John Gilmore, Marshall Allen. Ça ne se reproduira qu’avec Jimmy Giuffre, pour un trio inoxydable. Les batteurs vont changer parfois (Barry Altschul, Han Bennink), le personnel s’augmenter à l’époque où il titille les premiers synthétiseurs, puis retour au calme. Septembre 1972 Open To Love, sera publié par ECM, un séjour chez Steeple Chase pour des faces passionnantes où il rejoue bop, et puis la longue série des disques enregistrés ici ou là : pas un n’est indifférent. Prenez-les au hasard, vous verrez. La série des OWL produits par J.J.Pussiau est une des plus réussies. Mais il y a aussi les disques réalisés en Italie, et un superbe hommage à Annette Peacock avec Franz Koglmann (tp, bugle). On arrêterait pas de citer, de souligner. Et on n’oubliera pas les fameuses séances avec Sonny Rollins et Coleman Hawkins pour RCA, avec le « monster solo » de « All The Things You Are »…

Pour ECM enfin, quelques chefs-d’œuvre, avec Evan Parker, Barre Philllips, et puis le fameux Play Blue du concert d’Oslo. La ville dont l’anagramme est : solo. Tout est dit ou à peu près, le silence suit, qui n’est pas de même nature que celui qui habitait sa musique. RIP Paul Bley.

par Philippe Méziat // Publié le 7 janvier 2016

[iImprovisie d’une part, et Dual Unity (America, Freedom)