Scènes

Pérégrinations girondines estivales

Compte rendu de concerts jazz en Gironde au mois de juillet 2015 : Bernard Lubat/Michel Portal/Louis Lubat, Miguel Zenon Quartet, Sonny Troupé Quintet, Pierre de Bethmann trio


Les grappes de jazz ont poussé cet été en Gironde, loin des sentiers battus. Certes, il y a les festivals liés au vignoble : Saint Emilion, Jazz & Wine (qui proposait notamment Tom Harrel dans le Sauternais)… mais c’est loin de la mégalomanie bordelaise que l’on trouve du jazz populaire.

Veillée gasconne en lande girondine à Uzeste
Il fallait s’aventurer au plus profond de la forêt landaise pour profiter d’un concert magique à l’Estaminet (Uzeste) : le 11 juillet, Bernard Lubat et son fils, Louis, reçoivent le vieux complice bayonnais de papa, Michel Portal. Ce soir, le trio enregistre un live pour le nouveau label de la Compagnie Lubat, UZ, dédié aux improvisations les plus débridées de ses compagnons de route. Toujours en verve, le « jazzconcubin » n’hésite pas à déclarer en préambule : « La musique qu’on fait existe parce qu’elle disparaît ». Et puisque « l’essentiel c’est de commencer », le Gascon (d’abord au piano puis à la batterie) et le Basque (à la clarinette basse) se lancent dans une joute toute en effervescence créatrice, alternant appels et chausse-trapes, reformulations de l’un et déformations de l’autre, humour et tristesse. En guise d’introduction au second set, Lubat père accueille son fils à la batterie, non sans préciser que le concert qui nous est livré ce soir pourrait faire l’objet d’une retransmission radiophonique fort tard dans la nuit, même si « l’impro c’est pas du ghetto ». Pourquoi pas, tant cette soirée s’apparente à une veillée agricole dans la forêt gasconne, chacun y allant de son conte : au soprano, Portal égraine les notes d’une histoire archaïque, tandis qu’à la batterie Louis Lubat restitue la douceur et la colère des paysans forestiers exploités et que, finalement, le maître de céans, met tout le monde d’accord en improvisant avec deux cochons en plastique appelés respectivement « droite » et « gauche », pour une « dictée musicale politique ». Nom de dieu, que ça swingue !

Sur la façade de l’Estaminet (Uzeste)

Tropiques en banlieue au Festival des Hauts de Garonne
Il fallait quitter le centre ville du Port de la Lune pour le beau Parc Palmer, à Cenon, rive droite de la Garonne, pour se régaler des épices de la soirée jazz concoctée par Musiques de Nuit (vénérable association « bordelaise » qui œuvre depuis vingt ans dans les quartiers populaires périphériques de l’ancien port négrier). Au programme, ce 16 juillet, Miguel Zenon Quartet et Sonny Troupé Quartet. On ne dira jamais assez tout le bien que l’on pense du premier, altiste new-yorkais qui sait tirer le meilleur jus de la « grosse pomme » et de ses origines portoricaines : loin de s’échouer dans les poncifs latinos qu’on présupposerait injustement, il sait conjuguer avec malice influences caribéennes et introspections des plus urbaines façon Steve Coleman, allant jusqu’à alterner pulsations « afrobeat » et urgences « soul », jeu « straight » et codas rubato, épaulé par une formation visiblement émue de se produire devant un public familial. De fait, entre les stands de cuisine du monde et les militants associatifs et radicaux de toujours, ce sont plusieurs générations qui assistent à ce concert gratuit dans le cadre du festival des Hauts de Garonne. Le groupe de Sonny Troupé aligne quant à lui un « all stars » de la diaspora jazzistique antillaise dans l’hexagone (avec notamment Grégory Privat au piano et Michel Alibo à la basse électrique) : dans leur joie de se livrer sans retenue, ces virtuoses offrent une belle leçon de dignité à quelques encablures d’une ville dont la fortune fut bâtie sur l’esclavage de leurs ancêtres. Jamais racoleurs, ils mettent leur virtuosité au service d’une danse émancipatrice qui prend vite les contours d’une épidémie.

Petit espace pour grand trio au Caillou du Jardin Botanique
Il fallait enfin soutenir ce qu’il restait cette année de « Jazz at Botanic » au Caillou du Jardin Botanique, dans un espace qui était, il n’y a pas si longtemps, entrepôts et terrains vagues. De fait, l’absence de moyens a conduit l’association éponyme à réduire considérablement la voilure en termes de programmation. Alors que l’année précédente, Lee Konitz, parrain du festival, enchantait le lieu, notamment dans ses duos avec Dan Tepfer, sur une scène de dimensions tout à fait convenables, cette année c’est sur l’arrière d’un semi-remorque que s’expriment les artistes, avec arrêt impératif des concerts à 21 h 30. Il n’empêche que même la venue des pandores n’obéra pas l’enthousiasme de Pierre de Bethmann, ce 22 juillet, prêt à livrer un nouveau set le lendemain. La livraison du soir comprenait force standards, tel « Without a song » ou « Indifférence » et chansons, comme « Pull Marine » ou « La Mer ». On saura gré à ce pianiste ô combien « jamalien » de développer un jeu tout en retenue, sans toutefois jouer les faux modestes : l’homme est un virtuose et sait en jouer sans forcer le second degré. A la tête d’un trio comprenant Sylvain Romano à la contrebasse, dont le jeu puissant et boisé se fond dans les circonvolutions du piano et Tony Rabeson, au drive imperturbable, ce poète des 88 touches magnifie le coucher de soleil.

Au final, s’il fallait retenir une leçon de ces pérégrinations jazzistiques girondines, c’est bien qu’un jazz des plus populaires se déploie dans les espaces périphériques du territoire girondin, alors même que Bordeaux reste dramatiquement déficitaire en notes bleues. Vieille réminiscence du passé négrier, qui a pu empêcher la ville d’embrasser le swing ?!