Scènes

Pictures For Orchestra, backstage

Début décembre 2016, Jean-Marie Machado et son orchestre Danzas créaient un nouveau répertoire, Pictures For Orchestra.


2016, début décembre, Le Perreux-sur-Marne. Jean-Marie Machado et son orchestre Danzas répètent et donnent pour la première fois au public un nouveau répertoire, Pictures For Orchestra. Nous nous sommes incrustés dans leur ombre pendant trois jours au Centre des Bords de Marne.

Jeudi 1er décembre 2016 : « ça sonne sec, aujourd’hui »

Tournant le dos au RER qui passe en lisière de la commune, Le Perreux s’efforce de garder des airs de banlieue bucolique à petit vin blanc avec ses coquets pavillons de meulière et sa promenade en bord de Marne qu’arpentent chacun à son allure marcheurs et coureurs, chiens en laisse et poussettes, et que jalonnent quelques pêcheurs à la ligne. Des saules pleureurs font ce qu’ils peuvent, les cygnes vous suivent en quémandant un morceau de pain, un chuintement sur l’eau annonce l’arrivée d’une équipe d’aviron à l’entraînement.

Il est 15 heures, les musiciens arrivent les uns après les autres au Centre des Bords de Marne, étui en bandoulière. Dans le petit théâtre, on s’accorde. Jean-Marie Machado a choisi cette salle de 100 places car son projet se veut intime, chambriste. Même s’il réunit neuf musiciens, Pictures For Orchestra n’est pas un programme pour big band.

Atmosphère studieuse, un brin tendue : ce soir, c’est le premier concert et il reste des tas de choses à caler. Ils sont en résidence depuis lundi, mais deux musiciens ont été malades ce début de semaine, la progression s’en est ressentie.

« Ça sonne sec, aujourd’hui ». « C’est parce qu’on a ajouté les pendrillons. Tu vas voir, quand la salle sera pleine, ça sonnera encore plus sec. »

Quand on joue sans amplification, l’acoustique du lieu est un paramètre essentiel. Les musiciens doivent adapter leur jeu, et le chef prévoir la place de chaque musicien en fonction de son rôle dans l’ensemble, des caractéristiques sonores de son instrument : on ajuste, on place un praticable ici, on déplace tel siège de quelques dizaines de centimètres…

Gérard de Haro enregistre les trois concerts, en vue de l’album qui sortira au printemps. Arrivé hier, il a monté son matériel ce matin, la console et les ordinateurs à l’abri des regards, dans un recoin de la salle aux allures de caverne. Il va d’un musicien à l’autre, règle les micros pour la prise de son : distances, emplacements, angles. Attentif à tout. Cécile Grenier est gênée par son micro overhead, qu’elle heurte de son archet : « J’arrive ». Didier Ithursarry a trouvé le câble qu’on cherchait tout à l’heure : « J’arrive ». Chaque instrumentiste, dans sa bulle, reprend ses phrases difficiles. Ils se rejoignent vite : la musique rassemble, toujours.

A 16 heures, on commence un filage. L’ordre pourra changer, dit Jean-Marie Machado, selon qu’on avance bien ou pas. Ce n’est pas anodin : il faut construire un discours, mais aussi obéir à des contraintes techniques. Par exemple, après un morceau joué au baryton, Jean-Charles Richard ne peut pas enchaîner directement sur « son » titre, avec l’intro au soprano : il faut le temps d’humidifier l’anche. « Schumann ? » demande quelqu’un. « Non, Schumann on le fait pas », répond le chef.

Il se passe plein de choses pendant une répétition. Un technicien vient tirer un tissu noir par-dessus les câbles qui sont sous le piano. On ne s’arrête pas pour autant. Une fausse note : « Si ça arrive en concert, vous jouez avec », conseille Machado. Remember Miles Davis : « Quand vous faites une erreur, c’est la note que vous jouez juste après qui détermine si c’était juste ou non. » Puis finalement, on répète le Schumann aussi, et « Naima », et on s’en va dîner avant le concert.

Vendredi 2 décembre : « transformer l’enthousiasme en énergie »

Débriefing de match en ouverture de la répétition. Jean-Marie Machado cite Dave Liebman : « Il faut transformer l’enthousiasme en énergie ». « On est entre la fête et le côté un peu tordu », poursuit-il. Les plaisanteries fusent (on ne vous dira pas tout !). Quelqu’un demande « Mais comment fait François Thuillier pour avoir un son comme ça ? » « Une côte à l’os par jour », rétorque Jean-Marie Machado.
Gérard de Haro, dans sa caverne, enregistre, donne des conseils, commente, toujours bienveillant. Les musiciens suggèrent des changements dans l’ordre des morceaux, voire de légères modifications dans la composition. Machado arbitre.

« Ah ! C’est encore meilleur quand c’est faux », plaisante quelqu’un. On remplace une chaise qui grince. « Tu es sûr que c’est pas ton slip qui grince ? ». On sent les musiciens libérés d’avoir passé la première marche haut la main. Peut mieux faire peut-être – on peut toujours faire mieux – mais le public a renvoyé beaucoup de chaleur, ça rassure. Là où hier on devait reprendre les morceaux in extenso, aujourd’hui l’heure est au détail : on sait mieux ce qu’il faut ajuster, là où ça a frotté, là où « on a perdu une roue » [1].

Jean-Marie Machado

Un temps de pause me permet un court entretien avec Gérard de Haro. Ingénieur du son désormais presque légendaire, rien dans son abord n’évoque la stature mythique de Grand Manitou que d’autres à sa place promèneraient avec morgue. Souriant, toujours ou presque, d’une cordialité jamais démentie et en même temps dirigeant les opérations avec une calme autorité. Ni grands discours, ni tartines théoriques : des demandes simples que chacun peut immédiatement satisfaire.

La prise de son live est un exercice exigeant, d’abord sur le plan musculaire : il faut charrier un matériel impressionnant, le mettre dans le train, puis dans le taxi, l’installer dans un lieu qui n’est pas fait pour ça ; mais surtout sur le plan technique et artistique. « C’est super », nous confie-t-il. « C’est un moyen de se détacher des fonctionnements acquis. En studio on est souvent à la recherche d’un son pur ; là, on privilégie les timbres, les dynamiques. La principale difficulté, c’est d’arriver à restituer l’ampleur spectrale de l’ensemble. » Passionné, exigeant, il occupe une position de passeur, celui qui donne à entendre « des gens qui ont un don et une musique. On essaie de fixer des instants pour qu’ils traversent le temps. C’est la musique qui dicte la direction à prendre, pas le projet de l’ingénieur du son. On sert une esthétique ». Quand il travaille pour ECM, par exemple, il « sait que Manfred Eicher considère la réverbe comme un instrument » et adapte son travail en conséquence.

Créateur et patron - depuis bientôt trente ans - des studios La Buissonne, Gérard de Haro a créé son label « parce que des musiciens de grand talent étaient sans label : Andy Emler, Stephan Oliva… ». Treize ans après, La Buissonne est un label de référence qui collectionne les récompenses. Un double CD, disponible uniquement sur le Bandcamp du label, donne un aperçu de cette constellation : Emler, Courtois, Lirola, Oliva, Carrothers, Angelini, Foltz… pas un seul album mineur, la gradation va du très bon au formidable en passant par l’excellent. Rien de commercial là-dedans, rien que l’amour de la musique et des liens très forts avec les artistes qu’il sert. Il faut l’entendre parler d’eux, de leur musique : « Il y a les tripes de Jean-Marie Machado dans sa musique », insiste-t-il. « Une finesse d’écriture, une signification : rien n’est gratuit. ».

Samedi 3 décembre : dernière répétition, tout roule.

Enfin presque. On ne perd plus de roues, en tout cas. Les altos reprennent l’entrée de « Naima », un passage piégeux où elles jouent deux thèmes entrecroisés, et toutes les deux « en l’air », pas sur le temps. On n’est plus dans la mise en place, mais dans la mise au point, le peaufinage. Gérard de Haro fait plusieurs prises de certains morceaux, des raccords aussi au cas où. Le chef, plus détendu, a le temps de me consacrer une demi-heure, histoire que je lui tire le portrait.

Un dîner dans le hall du CDBM, puis chacun reprend sa place pour le concert final. On se dit au revoir, car beaucoup repartiront très vite après la représentation. La vie d’artistes…

par Diane Gastellu // Publié le 8 mai 2017

[1Sauf pour les quatre morceaux-hommages, les compositions sont intitulées « Free Wheels for…(flute, alto, cello…) », source infinie de jeux de mots cycliques.