Entretien

Pierre-Antoine Badaroux

Entretien avec Pierre-Antoine Badaroux, saxophoniste

Entretien avec Pierre-Antoine Badaroux, saxophoniste, compositeur et arrangeur, directeur de l’Umlaut Big Band, et aussi musicien et instrumentiste engagé sur plusieurs fronts.

D’abord, rituel nécessaire et important, quel âge avez-vous, de quelle région venez-vous, quelles ont été vos études musicales, et comment êtes-vous tombé dans le jazz, la musique, le saxophone ?

Je suis né en 1986 à Grenoble. J’ai commencé le saxophone à l’âge de 7 ans, un peu par hasard, en prenant des cours dans une petite école de musique de la banlieue grenobloise. Mon professeur d’alors, Yves Gerbelot, a su éveiller ma curiosité musicale en me faisant très tôt improviser et écouter beaucoup de musiques différentes. Comme pour tout musicien je crois, mon parcours d’apprentissage est à la fois très académique (école de musique, conservatoire de Chambéry puis conservatoire supérieur de Paris) et nourri de rencontres humaines et musicales avec entre autres François Raulin, Emmanuel Scarpa, Bruno Ruder, Antonin Gerbal, Sébastien Beliah, Pierre Borel, Alain Savouret, Joel Grip, Jean-Luc Guionnet, Bertrand Denzler, Philip Corner, Peter Ablinger, Axel Dörner et Seymour Wright.

Et puis il y a des rencontres avec des œuvres et des artistes bien sûr, qui se font écho ou se contredisent et contribuent à cartographier ma pratique musicale : (sans ordre particulier) Jelly Roll Morton, Albert Ayler, John Coltrane, B.B. King, Duke Ellington, Ray Charles, Iannis Xenakis, Muddy Waters, Evan Parker, Henry Threadgill, Frederick Wiseman, Steve Lacy, Fletcher Henderson, Karlheinz Stockhausen, Elmo Hope, Anthony Braxton, Robert Altman, James Tenney, Don Redman, James Brown, Roscoe Mitchell, Ornette Coleman, Michel Leiris, John Cage, Thelonious Monk, Georges Perec, Bernd Alois Zimmermann, Sonny Rollins, Derek Bailey, Cecil Taylor, Louis Armstrong, Willie Dixon, Sun Ra, Morton Feldman et beaucoup d’autres.

Pierre-Antoine Badaroux © Franpi Barriaux

Concernant l’Umlaut Big Band : d’où est venue cette idée, ce projet, et en même temps cette passion pour les arrangeurs du passé ? Connaissez-vous les autres musiciens français ou étrangers qui ont cette même passion ? Y en a-t-il d’ailleurs ?

Le Umlaut Big Band est né dans le cadre d’un des festivals que nous avons organisés avec le collectif Umlaut, en 2011. A la recherche d’une idée pour animer une soirée de clôture festive, nous avons tenté le pari de réunir 14 musiciens pour jouer un répertoire qui n’était à l’époque pas aussi précisé qu’aujourd’hui – il y figurait du Fletcher Henderson du début des années 1930, du Benny Goodman, du Stan Kenton des années 40 ou encore du Duke Ellington des années 50. Mais l’essence du projet était déjà bien là : réunir un grand orchestre d’improvisateurs autour d’un jazz entièrement acoustique, reprenant des arrangements originaux dans un cadre festif.

C’est dans le cadre de la préparation des cours d’histoire du jazz que je donne au Conservatoire de Lille que j’ai eu l’occasion de me rendre compte de la richesse de ce style que l’on appelle “Swing”. En effet trop souvent réduit à une esthétique formatée par son contexte performatif et commercial, il y a dans cette période de l’histoire du jazz une diversité de pratiques, de sons, de styles qui m’a poussé à la documenter d’une manière vivante avec le Umlaut Big Band. Rapidement il m’est aussi apparu que cette richesse était le fait des arrangeurs, souvent oubliés dans les histoires globales du jazz, qui avaient la responsabilité de donner à chaque orchestre un son particulier en travaillant sur de nombreux éléments musicaux (harmonie, mélodie, instrumentation, texture, forme, place de l’improvisation, personnalité des musiciens, etc.). Don Redman, Bill Challis, Fletcher Henderson ou Sy Oliver utilisent chacun des stratégies d’écriture différentes dans un format et un contexte qui sont pourtant identiques.

Umlaut Big Band © Franpi Barriaux

C’est donc le principal axe de recherche que j’ai choisi de creuser pour élargir le répertoire de l’orchestre. C’est aussi un domaine qui m’intéresse plus généralement dans l’histoire du jazz en ce qu’il me semble être une manière d’aborder la rapport entre écriture et improvisation, défini et indéfini.

Le premier album que nous avons sorti – Nelson’s Jacket (2013) – se présentait comme des petits “portraits” de 5 arrangeurs des années 1920-30 : Gene Gifford, John Nesbitt, Will Hudson, Benny Carter et Mary Lou Williams.

Notre second album - Euro Swing (2015) – présente le travail de compositeurs et arrangeurs de jazz européens, entre 1925 et 1940. Il s’agissait de documenter la manière dont ces musiciens européens se sont très tôt approprié les modèles américains.

Un troisième album est en préparation (sortie en mars 2016), qui documente la musique de musiciens américains sur le sol européen, laissant aussi entendre le rôle de passeurs que certains ont ou avoir.

Quels sont les autres groupes, formations, auxquels vous participez, et/ou que vous avez créé ? Sont-elles de même « nature » au plan artistique ? Ou au contraire sont-elles étendues à des champs très divers ?

Si les autres groupes auxquels je participe peuvent appartenir à des genres très différents, je crois qu’ils tentent chacun d’apporter des réponses à des problématiques similaires ou proches. Peeping Tom (avec Axel Dörner, Joel Grip et Antonin Gerbal) propose une relecture contemporaine du Be-Bop, vu à travers le prisme de nos expériences d’improvisateurs au XXIe siècle ; l’Ensemble Hodos (que je co-dirige avec Sébastien Beliah) travaille sur un répertoire d’œuvres composées laissant une part de responsabilité au musicien (nous avons travaillé sur des œuvres de Luiz-Henrique Yudo, Philip Corner, John Cage, Jean-Luc Guionnet, Bertrand Denzler, James Tenney, Christian Wolff, Roman Haubenstock-Ramati, etc.) ; le quartet Horns (avec Bertrand Denzler, Louis Laurain et Fidel Fourneyron) creuse une matière sonore dense, statique mais riche en micro-événements improvisés dans un cadre restreint ; le duo Megaton (avec Antonin Gerbal) est conçu comme un point de vue sur des enregistrements passés de duos saxophone/percussions ; mon travail de compositeur vise à créer des situations de jeu qui posent la question des décisions que peut prendre un musicien dans un contexte donné. Tout cela sans compter les nombreux projets plus éphémères, qu’il s’agisse par exemple de rencontres improvisées ou de la recréation du disque Further Definitions de Benny Carter.

Umlaut Big Band © Franpi Barriaux

Le « musicien de jazz » existe-t-il encore ? Je m’explique : jusqu’à une date récente, le jazz avait une certaine surface, une certaine cohérence et, si l’on pouvait comprendre qu’un instrumentiste se mette au service d’un certain type de musique, il ne pouvait pas vraiment trop dévier d’une certaine « ligne ». Or il semble, aujourd’hui, que ces définitions bougent. Je prends un exemple en dehors de vous-même : Fidel Fourneyron : il anime « Un Poco Loco », cette belle reprise du bop, mais il est dans l’Umlaut un tromboniste qui joue selon d’autres critères, dans son solo il frise le jazz free, la totale liberté, tout en respectant d’ailleurs les codes de cette musique. Comment est-ce possible ? N’y a-t-il pas, au bout du compte, une « esthétique » qui est la sienne ? Sa musique à lui, elle est où ? La question vaut (peut-être) pour vous. Mais si cette question vous paraît confuse, laissez tomber.

Nous avons aujourd’hui facilement accès à beaucoup de musiques très différentes, plus ou moins proches de nous dans le temps et dans l’espace, et je crois qu’il est naturel de vouloir jouer les musiques que l’on aime écouter. Par conséquent la “personnalité” ou “l’esthétique” peut avoir de multiples facettes, mais se définir dans ce qui les unit – les questions transversales dont je parlais plus haut. Je trouve par exemple les choix de Fidel tout à fait cohérents, il y a par exemple des liens assez évident pour moi entre son solo, qui renvoie à un héritage ou une tradition des solos de trombone, avec une approche assez “orchestrale” de son instrument, que l’on retrouve dans Un Poco Loco à une autre échelle. Je crois qu’il faut en quelque sorte changer d’échelle pour comprendre ce qui fait la particularité d’un musicien : sa personnalité qui n’est pas un bloc indivisible mais peut prendre différentes formes.

Ce label « Umlaut » comment avez-vous été en contact avec lui ?

Umlaut est à l’origine un label fondé en 2005 par Joel Grip, contrebassiste suédois. Après l’avoir rencontré, autour de 2010, nous avons fondé à son initiative un collectif basé à Paris – avec Joris Rühl, Eve Risser, Sébastien Beliah et Antonin Gerbal. Au même moment s’est ouvert un autre “pôle” d’Umlaut à Berlin, tout cela avec l’idée qu’il nous fallait prendre en main nous-mêmes notre production. Nous continuons depuis l’activité du label, en y sortant nos propres productions mais aussi en produisant d’autres projets “externes” c’est ainsi que tout naturellement les enregistrements, auto-produits, du Big Band se sont retrouvés au catalogue.

Umlaut Big Band © Franpi Barriaux

Quels sont les dates de concert où vous entendre ? Et les CD’s sortis, et surtout ceux à venir, quels que soient les labels et les groupes ?

J’organise au premier semestre 2016 une nouvelle série de concerts dans le 18e arrondissement de Paris, intitulée Circuit Court Polonceau dans lesquels je joue parfois (cf le programme en ligne) ; le collectif Umlaut est en résidence à La Dynamo de Banlieues Bleues (avec Sillon une création collective le 20/05) et plein d’autres dates à venir…
Pour ce qui est des sorties prévues courant 2016, pour l’instant sont confirmées : le 1er volume (mais 3e sortie) du travail que nous menons avec l’Ensemble Hodos sur la musique de Philip Corner ; un nouveau CD du Umlaut Big Band et certainement beaucoup d’autres choses !