Chronique

Pierre de Bethmann

Cubique

Pierre de Bethmann (Rhodes), Jeanne Added (voc), Stéphane Guillaume (as), David El-Malek (ts), Michael Felberbaum (gtr), Vincent Artaud (ctb), Franck Agulhon (bt)

Label / Distribution : Plus Loin Music / Abeille Musique

Premier flash back : juin 2009, Amphithéâtre de l’Opéra, Lyon. En résidence, le trio Prysm [1] refait temporairement surface. Quelques semaines plus tôt, il nous était revenu dans le cadre d’une série de concerts donnés pour fêter les 25 ans du Sunset. Mais en ce soir de printemps, sa musique se pare des couleurs chatoyantes du saxophone alto d’un Rosario Giuliani très en verve, invité d’un jour pour le plus grand plaisir de ses trois hôtes. On se prend à rêver d’une résurrection de Prysm tant le niveau du trio est élevé. Mais après tout, faut-il vraiment parler de Prysm au passé ? En attendant, on peut toujours revenir sur les quatre albums parus en leur temps sur le label Blue Note [i].

Second flash-back : octobre 2009, Nancy Jazz Pulsations. Pierrick Pédron fait appel à Pierre de Bethmann comme joker de luxe pour remplacer Laurent Coq, indisponible. Le concert, foudroyant, électrique et intense, rappelle que cette formation d’un soir contient rien moins que la cellule rythmique de l’Ilium Septet : Franck Agulhon (batterie) et Vincent Artaud (basse) sont là, en effet, et se connaissent bien. Une sorte de malicieux cheval de Troie, ce qui ne devrait pas étonner les connaisseurs férus d’étymologie…

Pas difficile donc, avec Pierre de Bethmann, de convoquer les souvenirs et de constater que ce musicien protéiforme a plus d’une octave dans son sac. On pourrait ainsi multiplier les exemples et établir la longue liste de ses collaborations avec la crème du jazz hexagonal. C’est dire aussi que l’annonce d’un nouveau disque suscite forcément chez nous ce bel appétit des gourmands de musique qui ne demande pas mieux que d’être rassasié.

Novembre 2009, donc : Pierre de Bethmann présente Cubique [2], le nouveau disque de son Ilium, deuxième en version septet après Oui publié en 2007 et quatrième depuis 2003 et deux disques en quintet [i]. Dès les premières mesures de « Décalé », on ne peut s’empêcher de penser que cette musique ressemble de très près à son créateur : d’une élégance naturelle et en mouvement perpétuel ; l’homme est ainsi dans la vie. Ses compositions sont une sorte de miroir sonore qui reflète fidèlement sa personnalité… Ce mouvement qu’il nomme malicieusement « tourneries » (cf. notre interview) et qui vous entraîne dans une vraie fête du rythme, parfaitement orchestrée sous le regard artistique d’un bonhomme qui n’est pas le dernier à donner sa part au swing, le pianiste Eric Legnini. On est vite frappé, aussi, par l’évocation d’une influence que ne revendique pas forcément de Bethmann quand on lui pose la question, mais qu’il ne peut que reconnaître très vite et qui s’impose dès lors que la voix de Jeanne Added, aérienne, presque évanescente, vient s’insinuer parmi les autres instruments : on n’est pas loin de l’Ecole dite de Canterbury, celle qui a vu, dans le sillon creusé par Soft Machine et Robert Wyatt, apparaître de nobles héritiers tels que Hatfield & The North ou National Health. Même esprit de cohésion, même rigueur apportée aux compositions, toujours savantes mais jamais pédantes, et d’une finesse d’exécution indémodable. C’est l’esprit de groupe qui domine chez Ilium - c’est même ce qui constitue sa force -, mais on savoure tout de même les envolées des solistes que sont David El-Malek (saxophone ténor) ou Stéphane Guillaume (saxophone alto) dont les chorus toujours inspirés sont de belles démonstrations de justesse et de concision : loin de diluer l’ensemble, elles ne font que renforcer la précision du propos. Ils peuvent s’en donner à « anches joie » tant le cadre qui leur est proposé est stimulant. Et si Cubique est un disque festif, il doit aussi ses qualités à l’exploration sans cesse renouvelée du Fender Rhodes : Pierre de Bethmann en est aujourd’hui l’un des artisans les plus convaincants, ce nouveau disque en apporte la preuve éclatante.

Parfois, la musique de l’Ilium prend aussi le temps de se faire contemplative, comme sur « Ailleurs Parfois » [3]. Jeanne Added laisse dériver, presque nonchalamment, ses vocalises tandis que la guitare de Michael Felberbaum, qui choisit la plupart du temps le registre de la douceur veloutée, leur tisse un tapis soyeux. On reste subjugué, c’est beau, tout simplement. De la même façon, la complicité de la chanteuse et de Pierre de Bethmann sur « Demens Sapiens II », toute en nuances et unissons, est un des beaux moments de Cubique.

Il serait cruel d’oublier dans ce concert de louanges la paire Vincent Artaud (contrebasse)/Franck Agulhon (batterie), d’une efficacité exemplaire : elle contribue pleinement à propulser la musique vers les sphères sereines d’une musique débordante de santé et de plaisir de jouer, d’être ensemble.

Cubique fait du bien parce qu’il vise l’essentiel de la création artistique : la rigueur et le travail de groupe mis au service d’une musique vivante, interprétée par une formation homogène dont chaque élément occupe une place essentielle mais qui jamais n’empiète sur celle des autres. Et pour répondre à l’interrogation qui est celle de Pierre de Bethmann quand il compose : oui, cette musique « sonne » !

par Denis Desassis // Publié le 28 décembre 2009

[1Une passionnante aventure née à la fin des années 90 et mise en sommeil en 2001, sous la houlette de Pierre de Bethmann (Fender Rhodes) et de ses complices Christophe Wallemme à la contrebasse et Benjamin Henocq à la batterie.

[iPrysm (1995), Second Rhythm (1998), Time (1999) et On Tour (2001).

[2Sur le label Plus Loin Music.

[iIlium (2003, Effendi), Complexe (2005, Les Disques Deluxe).

[3Qui, à l’origine, devait donner son nom à l’album.