Scènes

Pifarély septet : musique et poésie

Dominique Pifarély Septet joue Anabase à Tours.


Photo : Michael Parque

A la tête de sa nouvelle formation, Dominique Pifarély a proposé un concert d’une belle tenue ce jeudi 7 février au Petit Faucheux. Le répertoire interprété s’inscrit bien sûr dans le prolongement de ses travaux précédents, avec un supplément de délicatesse et de poésie que le choix des musiciens met d’autant mieux en avant.

Créé voici moins d’un an à l’Europa Jazz, ce septet se place dans la continuité du travail mené avec l’Ensemble Dédales depuis au moins dix ans. Soit une formation de musiciens improvisateurs audacieux capables de tenir un pupitre et de lui donner la vitalité nécessaire à son expressivité. Au fil des ans, l’écriture de Dominique Pifarély ne cesse de dessiner, avec un savoir-faire maîtrisé, une ligne narrative claire à laquelle l’organique d’un orchestre donne toute sa chair.

Inspirée de Anabase du poète roumain Paul Celan, cette suite, jouée quasiment d’un seul tenant, propose ce qu’on pourrait nommer une scénographie du son. En mettant en notes la grammaire du poème, sa prosodie, sa forme, sa mise en espace, elle déploie une architecture vaste où de multiples tableaux s’enchâssent de façon réfléchie dans une logique contrastée mais fluide. Par une succession de tensions et de relâchements, de vides et de déliés, de temps suspendu et d’éclatement, la narration s’approprie l’oreille de l’auditeur sans autoritarisme mais de manière inéluctable. Cette progression, magnifique de créativité, rappelle au passage que l’une des acceptions du terme anabase est bien, dans la langue grecque, celui de mélodie ascendante.

Car si rien n’est brutalement borné, si les agencements entre les climats paraissent libres, c’est que l’association des instruments entre eux est, elle aussi, en variation permanente. Se rapprochant les uns les autres ou se détachant, ils ne cessent de questionner le rapport au collectif. Leur manière de faire corps avec l’ensemble comme le lyrisme dont ils font preuve dans leurs moments de bravoure participent pleinement à la valorisation de la trame générale.

Dans un premier temps, cordes et soufflants font œuvre commune, entouré d’un piano obnubilé par une seule note et secoué d’une batterie qui les prend en étau. Ce chœur antique éclate ensuite en fragments dissolus. Au fil du concert, des périodes mouvantes, voire franchement mouvementées, se succèdent. Le baryton solide de François Corneloup tient lieu de pilier mobile, soutenu en cela par la batterie coloriste d’un François Merville indispensable dans ses soulignements discrets et sa pulsation subtile. Chaque individualité, en effet, a son rôle à jouer et le choix opéré par Pifarély dans la sélection de son line-up semble l’aboutissement d’une réflexion sur l’adéquation entre un propos et son interprète. Aucun ego ne se dégage ; bien au contraire, tous rejoignent le violoniste dans son sens de la musicalité.

Dominique Pifarély, photo Michael Parque

Valentin Ceccaldi tient un solo particulièrement investi, dépouillé de virtuosité tandis que Sylvaine Hélary et Matthieu Metzger complètent les archets par des textures tissées dans les aigus qui donnent douceur et précision à l’ensemble. Mention spéciale toutefois à Antonin Rayon qui, après avoir distribué couleurs et orientation, prend la parole d’une manière tonique. Tout en audace harmonique et rythmique, il déclenche d’ailleurs le sourire satisfait de son leader et nous fait regretter de ne pas le voir plus régulièrement dans des configurations réduites où son talent serait mis en lumière.

Dans son rapport au poème, cette composition est strictement référencée. Dominique Pifarély, qui le travaille depuis de nombreuses années, l’évoque. L’histoire des migrations, les grands voyages forcés, les aventures humaines de ceux condamnés à l’exil font particulièrement écho aujourd’hui. La musique se suffit à elle-même, bien entendu, mais le savoir apporte un surplus de sens qu’il serait dommage de laisser de côté.

Le concert s’achève avec la sensation d’avoir été respecté dans notre sensibilité, accompagné vers le beau, le cœur lavé. Lisons ou relisons Paul Celan, écoutons la musique de Dominique Pifarély. La violence du monde n’en sera pas changée mais le besoin de continuer à œuvrer pour plus d’humanité certainement renouvelé.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 3 mars 2019
P.-S. :

ANABASE

Cet
aller en haut et retour dans
l’avenir clair-cœur,
mal praticable et vrai,
écrit étroit entre des murs,

Là-bas.

Môle
de syllabes, couleur
de mer, loin
parti dans le large non-navigué.

Puis :
bouées,
double rangée de bouées-chagrin
avec les
réflexes respiratoires,
tressaillantes beautés de secondes — : sons
des balises lumineuses (doum-
doun-, oun-
unde suspirat
cor)
dé-
clenchées, ren
dues, nôtres.

À-voir, À-entendre : le
mot-tente qui devient
libre :

ensemble

extrait de la Rose de Personne
Paul Célan
(traduction de Jean-Pierre Lefebvre tiré de Choix de poèmes, réunis par l’auteur NRF Poésie / Gallimard)