Chronique

Polymorphie

Claire Vénus

Romain Dugelay (bs), Maud Pellegrini (voc), Simon Girard (tb), Damien Cluzel (g), Léo Dumont (dms)

Label / Distribution : Compagnie 4000

Six ans après Cellule, Polymorphie est sorti de prison. On se souvient de cet album étrange, de ceux sur lesquels on revient souvent, qui compilait des textes de poètes en rapport avec la prison : Verlaine, Wilde, et d’autres inconnus, chanté par Maud Pellegrini (Erotic Market) et découpé par le saxophone baryton de Romain Dugelay. Avec cette nouvelle sortie, naturellement, l’orchestre s’est élargi. Pas en nombre, puisque le sextet est devenu quintet, mais en timbres, avec l’arrivée du tromboniste Simon Girard qui donne à l’ensemble un son plus incarné, moins électrique, même si les compositions de Dugelay restent âprement tourné vers une énergie rock insatiable. On le constate dans « Paul », où la batterie de Léo Dumont vient pousser le trombone dans ses derniers retranchements. Le texte de Paul Eluard choisi pour ce morceau est sombre, un amour déçu : « Et l’avenir mon seul espoir c’est mon tombeau » [1] que Pellegrini joue davantage qu’elle ne le chante, écorché par la guitare ravageuse de Damien Cluzel.

Après la geôle, donc, la relation amoureuse. Les mauvais esprits y verront une métaphore, mais ce qui intéresse d’abord Polymorphie, c’est l’exacerbation des sentiments humains, les points de rupture, qui s’illustrent à merveille avec la musique pleine d’éraflures de Dugelay. Ainsi « Pablo », tiré d’un poème de Neruda, est plus charnel et la voix de la chanteuse se fait plus douce et plus sucrée, plus pop finalement, un domaine qu’elle a également investi ; ce qu’on entend, derrière, dans la batterie et la guitare, c’est un cœur qui bat et qui s’emballe, qui recouvre tout, qui pulse jusque dans les tempes. C’est une étreinte. Les soufflants peinent d’abord à se faire entendre, avant que l’excellent Girard, entendu dans le Grand Imperial Orchestra, vienne percer la bulle et permette à chacun de s’épancher, jusqu’au néant.

Polymorphie porte bien son nom. De morceau en morceau, l’atmosphère se transforme, même si le champ esthétique reste globalement cohérent. D’un Leonard Cohen placide à la fièvre de Marceline Desbordes, les rhônalpins passent sans encombre, laissant largement la ligne de basse de Romain Dugelay décider des températures et du climat. Dans « Marceline », le temps est à l’orage, au déchaînement des passions, engrainé par la guitare électrique pleine d’acide. Plus loin, « Pier Paolo » Pasolini est plus amer. C’est tout un spectre subtil qui est convoqué, ponctué par la correspondance vénéneuse de Henry Miller avec Anaïs Nin. Un disque passionnant passionnel.

par Franpi Barriaux // Publié le 21 février 2021
P.-S. :

[1Tiré du poème Ma morte vivante.