Scènes

Quatre fois Zoot Sims

la petite histoire du générique du « Jazz est un roman » d’Alain Gerber


Zoot Sims Plays Four Altos. ABC-Paramount, 1957. Zoot Sims (as), Knobby Totah (b), Nick Stabulis (dms), George Handy (p)


Quiconque a déjà, tranquillement installé au fond de son fauteuil préféré, le téléphone décroché pour se débarrasser des raseurs, ou coincé dans le plus abominable des embouteillages après une journée d’aliénation au bureau, quiconque, disais-je, a déjà branché sa radio sur France Musiques un soir de semaine à dix-huit heures sait de quoi il retourne. Le rituel commence par une introduction de batterie annonciatrice d’un redoutable swing, huit mesures (la noire à 240 environ) où les cymbales mènent la danse et autorisent tout juste quelques balbutiements à la grosse caisse. Vient alors l’explosion, quatre altos démoniaques qui attaquent simultanément, et dans une parfaite harmonisation, un thème de huit mesures tenant toutes ses promesses : incroyablement swing, aérien, mélodieux, enjoué et enthousiaste. Ensuite se succèdent des improvisations conjointes par deux des quatre saxophones, tandis que les deux derniers enrichissent le morceau de petits riffs diaboliquement placés, et que la rythmique joue impeccablement son rôle, calée sur une walking-bass imperturbable.


Longtemps l’auditeur s’interroge : quel incroyable quartet de saxophonistes est capable d’une telle performance, d’une telle complicité ? Après quelques rapides investigations, le mystère est levé : le générique de l’émission d’Alain Gerber Le jazz est un roman est un morceau intitulé Let’s Not Waltz Tonight, extrait du disque de Zoot Sims Zoot Sims Plays Four Altos paru chez ABC en 1957. Déception : le disque n’a pas réédité en CD et l’auditeur en est donc réduit à parcourir tous les disquaires de France et de Navarre dans une quête effrénée de la galette de Zoot (à ne pas confondre avec les galettes de mazout qui, elles, se trouvaient en grande quantité sur les plages atlantiques cet hiver après le naufrage du pétrolier le Prestige).


Laissons la parole au pianiste George Handy : L’hiver dernier, ABC-Paramount me suggéra de réfléchir à une nouvelle session d’enregistrement en compagnie de Zoot Sims, session qui aurait un esprit différent, novateur. J’avoue que cette idée me fit perdre le sommeil plus d’une nuit, et curieusement, la solution me vint pourtant dans mon sommeil. J’avais rêvé de quatre Zoot Sims, tous au saxophone alto, tous lancés dans des improvisations sans fin, tous fins et précis. Dans mon rêve, cela sonnait si bien que je me réveillai et commençai à réfléchir aux moyens de concrétiser ce songe. Après quelques heures, j’avais trouvé la solution.


Et la solution était d’utiliser la technique encore quasiment nouvelle du re-recording, c’est-à-dire d’enregistrer le disque en deux sessions différentes : la première dans une formation classique de quartet, la seconde en enregistrant Zoot Sims jouant successivement les trois autres partitions de saxophone. Pour cela, George Handy partit de sept progressions harmoniques standards sur lesquelles il écrivit des mélodies. S’ensuivit la première session, au cours de laquelle Zoot Sims avait toute latitude pour s’exprimer au travers de solos irrésistiblement swing. Ensuite Handy entreprit la tâche monumentale indispensable à l’aboutissement du projet : transcrire note pour note les interventions de Sims afin d’écrire des arrangements pour trois autres saxophones altos, tout en conservant la même spontanéité que la première voix déjà enregistrée. Tâche monumentale car Handy dut composer avec tout ce qu’avait joué Sims : liaisons, glissements, ornementations, blue notes, notes murmurées… Après ce titanesque travail de réécriture vint le temps de la dernière étape, non moins ardue : Sims retourna en studio pour jouer non plus des thèmes agrémentés de solos improvisés, mais, à la note près des solos écrits à l’avance, le tout à trois reprises, tout en conservant la spontanéité et l’esprit de l’interprétation originale.


Et le résultat est à la hauteur des efforts mis en œuvre : une alternance de morceaux rapides et de ballades, où les quatre altos se complètent parfaitement, où Handy a déployé toute la palette possible de l’arrangement. Sur certains morceaux, le thème est réarrangé pour quatre voix tandis que seule une voix maîtresse enchaîne les chorus (Slower Blues, ou les dix-sept chorus au total sur Quicker Blues) ; sur d’autres pièces plusieurs solos sont joués simultanément ou donnent lieu à de fantastiques séries de questions-réponses imaginaires (Let’s Not Waltz Tonight). Sur une autre encore on assiste à une harmonisation complète, sans aucune mise en avant d’une voix en particulier (J’espère enfin)… Et à chaque fois, on a le sentiment magique d’être en présence d’un quartet de saxophonistes en symbiose complète. Un disque magnifique, dont on ne peut que regretter amèrement l’absence de réédition.