Chronique

Quincy Troupe

Miles Davis (Miles et moi)

Label / Distribution : Castor astral

Quincy Troupe fut l’ami de Miles Davis et aussi son biographe. L’un ne pouvait aller sans l’autre. Miles Davis eut peu d’amis. Prétendre à ce titre était plus facile quand on était, comme lui, né à Saint-Louis dans le Missouri, et d’assez bonne composition pour supporter le bonhomme. En langage diplomatique, on caractérisera l’amitié de Miles Davis « d’exigeante et difficile », comme le fait Quincy Troupe au début de ce Miles Davis que vient de publier le Castor Astral.

La vision d’un proche n’est pas superflue quand il s’agit de mieux connaître un personnage aussi complexe et paradoxal. A la fois adulé et antipathique, ordurier et magnétique, son autorité, son intransigeance ont toujours découragé la familiarité, raréfié l’entourage et, donc, tari les anecdotes. Toutefois, en ouvrant ce livre, ce n’est pas la corde du voyeur en mal de sensationnel que l’on sent vibrer en soi, mais simplement le vain et éternel espoir d’approcher un secret de fabrication, celui de cette géniale musique.

Miles Davis © Jacques Bisceglia

Premier éclairage intéressant et, semble-t-il, original : l’auteur insiste sur la culture purement allemande qui serait celle de Saint-Louis, ville fondée par des Français puis contrôlée par des Allemands qui vit naître Miles Davis. D’un côté la Nouvelle-Orléans, ville de Louis Armstrong, et de l’autre Saint-Louis. Point n’est besoin d’insister sur le monde qui sépare ces deux grands trompettistes. La culture française pour le jovial Armstrong, la culture allemande, où montrer ses émotions est considéré comme fruste, presque grossier, pour l’austère Miles. Défions-nous des simplifications aussi tentantes qu’abusives, mais il y a là un point à méditer.

Toute légende qui se respecte possède sa part de mystère. La retraite de Miles en 1975, les années de silence qui ont suivi jusqu’en 1980, avec les problèmes physiques – on a maintes fois évoqué le Sida -, la probable dépression, les orgies, la drogue, alimentent mystère et légende. C’est précisément au cœur de ces sombres années que Quincy Troupe a rencontré Miles pour la première fois, en 1978. C’était à New York. Il l’avait maintes fois aperçu au cœur de la nuit, dans des bars, des clubs. Seul, affublé de lunettes noires qui ne masquaient en rien son regard menaçant, ou bien dans les rues de Manhattan, fonçant au volant d’une Ferrari rouge. Il l’avait bien croisé plus de vingt ans auparavant, en 1956, dans un club de Saint-Louis appelée le Peacock. Mais son comportement ce soir-là, ordurier et cassant avec un couple de Blancs envahissants, ne l’avait pas incité à faire plus amplement connaissance.

Le premier contact entre les deux hommes, dans une soirée chez un certain Leo, ne fut évidemment pas très chaleureux - comment pouvait-il en être autrement avec Miles ? - mais pas dissuasif non plus, la curiosité de Miles Davis ayant été aiguisée par ce Quincy Troupe qui se disait poète. Il faut dire, et on le découvre au fil de l’ouvrage, que ce personnage n’est pas banal. Poète reconnu et maintes fois primé, professeur d’université mais aussi basketteur professionnel (en France !)… Signalons du reste qu’un passage du livre relatif à la seule conférence jamais donnée par Miles sur sa musique, nous apprend qu’il était sensible à tous les bruits, au point d’inclure par exemple le bruit d’un dribble de basket dans sa musique ! Mais revenons à Quincy Troupe, ce personnage lui aussi pétri de contradictions, sensible au côté cool, à l’allure, à la classe, au « style » ; un peu beau gosse frimeur, donc, mais aussi un militant de la cause noire qui alla vivre dans les quartiers noirs de Los Angeles au plus fort de la tension et des émeutes.

Cet intéressant personnage se montra ce soir-là aussi impressionné que circonspect, sentant chez le musicien la violence latente d’un boxeur. On peut comprendre sa timidité. Enhardi par ces premiers échanges, il osa se montrer plus familier : une erreur qui lui valut une humiliation et le priva de contacts avec Miles pendant sept ans ! Cette rencontre avortée lui avait néanmoins permis de ressentir cette force diabolique, cette impression de puissance, aussi présentes chez l’homme que dans sa musique. Et puis il avait été exposé au charme de Miles, ce charisme étrange émanant de la bulle où il semblait enfermé, focalisé sur son propre univers mental, cette aura qui devait magnétiser tant de mélomanes et attirer dans ses orchestres tant de musiciens majeurs.

Bref, il avait été envoûté pour la vie ; il était dit que l’histoire des deux hommes n’allait pas s’arrêter là et que le hasard finirait par réconcilier deux êtres aussi dissemblables, mais également originaux, et qui avaient tant à partager. Le hasard prit la forme, en juin 1985, d’une interview pour le magazine Spin avec, tenant le micro, notre poète entre temps devenu journaliste. Un journaliste à dreadlocks, accessoire capillaire qui faillit mettre fin à l’interview et tuer dans l’œuf une grande amitié quand Miles s’avisa de vouloir y toucher. La réaction musclée de l’interviewer sidéra le musicien, mais modifia aussi son attitude : en lui interdisant d’enfreindre son espace vital, Troupe venait de gagner son respect. Il était convenu que l’entretien ne dépasserait pas une heure et demie ; pourtant, voici nos compères passant l’après-midi à visionner des cassettes de combats de boxe, Miles cuisinant pour Quincy et lâchant par-ci, par-là de précieuses informations sur ses problèmes avec Wynton Marsalis, son intention de quitter Columbia, ses projets de funk-rock, en bref : des scoops !

Incidemment, on découvre au hasard de ces scènes croquées avec talent de précieuses informations musicales. Wynton Marsalis : à l’énoncé de ce nom - devenu avec le temps le symbole du conservatisme et du dogmatisme musical - la curiosité s’éveille, et on découvre que Miles savait déjà ce qu’allait devenir ce musicien doué. Il confie que les mentors de Marsalis à Columbia vont le tuer en « l’installant » : « Je n’aime pas quelqu’un d’installé dans ce qu’il fait. J’apprécie quelqu’un qui change et bouge tout le temps ». Que de sens dans cette simple phrase noyée dans une scène pittoresque… Il en était ainsi avec Miles ; il respectait les gens qui lui tenaient tête et écrasait les autres, quidam comme musiciens. Les forts pouvaient rester, les autres fuyaient à toutes jambes. Quincy Troupe put rester jusqu’à la fin dans le cercle des intimes. L’interview, parue en deux parties dans le numéro de Spin de décembre 1985, fut évidemment excellente. Emballé, Miles proposa à Quincy Troupe, quelque temps plus tard, de l’aider à écrire son autobiographie. S’ensuivirent des mois de travail chez Miles, à New York et à Malibu. Troupe s’y enivre du contact avec son idole et le récit a parfois des accents amoureux, quand il parle de la beauté de sa peau très noire, de ses yeux immenses, pleins d’une énorme confiance en soi, d’où jaillissait un regard dur et inflexible : « On voyait et on sentait le génie dans ces yeux. Comme son visage, ils avaient un côté féminin et pouvaient se faire très doux, presque délicats, quand il était heureux. Mais quand il était en colère, ils pouvaient se révéler aussi féroces que ses mots ».

Miles Davis © Jacques Bisceglia

Ces mois de travail commun ne furent pas pour autant une sinécure. On découvre combien Miles était sujet aux sautes d’humeur, imprévisible, tantôt généreux, tantôt infect. D’ailleurs, lui-même attribuait cette versatilité à son signe astrologique - Gémeaux, le signe du double six, du diable… En pénétrant son intimité, on apprend qu’il écoutait sans cesse toutes sortes de musiques, sauf le « vieux jazz » celui-là même dont il avait été un des plus grands créateurs ! On découvre son besoin de solitude, nécessaire pour « rester toujours ouvert à ses flux d’énergie créatrice ». On s’attendrit devant Porter, fils de l’auteur, sautant sur les genoux de Miles et le faisant jouer de sa trompette ; cette scène paraît un peu mièvre, mais montre que Miles se voulait enfant, que pour lui le monde des artistes n’était pas celui des adultes ployant sous le fardeau des règlements et des principes, mais celui de la pure liberté des enfants. Cette vision domestique alterne entre moments banals et pures extravagances, tels ces défilés de mode devant Quincy Troupe pour le retenir, le soir, et ne pas se retrouver seul : imaginer Miles revêtant ses plus ébouriffantes tenues et jouant au mannequin pour se faire admirer, tient de la vision surréaliste…

Cependant, le lecteur qui attendrait de ce récit un contenu plus musical ne sera pas en reste : Quincy Troupe nous fait participer à la genèse de Tutu, avec l’engouement de Miles pour l’informatique qui permet à chaque section de l’orchestre d’enregistrer à part (ainsi le résultat final dépend moins des faiblesses du moment). On partage l’enthousiasme de Miles recevant de Marcus Miller une bande où on entend James Foley McCreary, bassiste électrique qui allait devenir son guitariste. Car Miles était sans cesse à guetter de nouvelles émotions musicales, à scruter l’horizon pour y voir poindre la musique de l’avenir. Il reçoit une cassette de Kassav, s’enthousiasme pour le zouk et c’est bientôt Amandla. En musique comme en tout, le jugement chez lui est instantané et la première impression toujours la bonne : jamais l’analyse ne remplace l’intuition, le feeling.

Le récit de Quincy Troupe couvre une période que beaucoup tiennent encore pour celle de la décadence chez Miles. Un musicien de jazz passé par la fusion, le funk-rock, qui en vient à flirter avec la pop et aurait certainement donné dans le rap (qu’écoutaient ses plus jeunes musiciens comme le batteur Ricky Wellman) s’il avait vécu plus longtemps, ne peut qu’être un artiste déclinant… Loin de ces clichés, Miles apparaît ici comme mû par une exigence constante quant à la qualité de la musique et des musiciens. Surprise, quand on lit que de ce fait, il considérait la musique de McCoy Tyner comme… disons, très mauvaise, pour ne pas employer les termes crus de Miles. Il confie à Quincy Troupe qu’il l’a dit à Coltrane, mais voilà : Coltrane aimait McCoy. Miles en conclut que c’était là l’essentiel. Lui-même n’avait-il pas été très critiqué pour avoir inclus dans son premier quintet ce Coltrane qu’il était alors presque le seul à aimer ?…

Quant à Miles et les femmes… il faudrait un autre livre pour traiter un sujet aussi abondant. Mais nous sommes ici à la fin de sa vie, l’époque de Cicely Tyson, qui le ramena à la sobriété et l’aida à se remettre, en 1980, de la mort de Bill Evans et de Mingus, qui l’avait profondément affecté. Et puis Jo Gelbard, sa dernière compagne, artiste peintre qui l’encouragea dans cette direction au point que la peinture, à la fin de sa vie, supplantait presque la musique.

En 1987 survient la mort de Gil Evans, dont Quincy Troupe nous confie qu’il fut, de toute la vie de Miles, son meilleur ami avec John Coltrane. (Il se déplaçait toujours avec leurs deux photos.) Le choc de la mort de son ami révèle chez lui son côté médium. Il croit aux esprits et se met à relater avec sérieux à Quincy ses conversations avec Gil Evans, Coltrane, Monk, Philly Joe Jones ou ses parents. Cela confirme l’impression qu’eurent beaucoup de lecteurs de l’autobiographie rédigée par Quincy Troupe : les portraits les plus riches sont ceux des compagnons du premier Miles. Il ne fut guère ami avec les musiciens de la seconde partie de sa carrière, hormis le second quintet, les immenses Tony Williams, Ron Carter, Herbie Hancock et Wayne Shorter, ainsi qu’avec Al Foster et Mtume, le percussionniste, fils de Percy Heath.

Quand paraît l’autobiographie, la quatrième de couverture est ornée d’une des rares photographies où l’on voit Miles sourire. Il fallut beaucoup ruser car il détestait sourire, ce qu’il appelait « faire l’oncle Tom ». Il détestait les faciès hilares de Louis Armstrong et Dizzy Gillespie, préférant arborer l’air sévère d’un homme noir qui ne s’en laisse pas compter.

1989 nous montre un Miles entiché de Prince, lui-même en admiration devant son idole, allant jouer à Minneapolis, ville du dauphin de la pop, et parlant d’enregistrer un disque avec lui - qui ne s’est jamais fait pour des raisons inconnues.

Le récit n’échappe pas toujours à l’hagiographie : Miles se voit ainsi qualifier de « bon » pour des actions que tout un chacun aurait pu commettre : ah, l’amour ! Et les confidences sur la vie avec Miles achoppent assez vite sur la banalité du quotidien : ce dernier a beau être celui d’un génie, il reste… le quotidien ! C’est pourquoi l’avant-dernier chapitre, « En écoutant Miles », est plus centré sur la musique, à travers ce qu’elle a représenté pour l’auteur depuis les premières notes de « Donna » entendues en 1955, jusqu’aux ultimes prestations de 1991. Cet angle d’approche donne au livre la hauteur qui lui manquait jusque-là, non pas pour la dissection de la musique de Miles mais parce qu’il expose l’effet de celle-ci sur une sensibilité, le développement d’une personnalité. Et aussi parce qu’il souligne un aspect inaltérable de la personnalité et du comportement de Miles Davis, celui, peut-être, qui le définit le mieux : le combat de chaque instant, de chaque parole, de chaque attitude, en faveur de la dignité de l’homme noir, de l’égalité non seulement entre condition, respect, mais aussi entre la « grande musique » noire, vivante, le jazz, le funk, le rap, et la « grande musique » blanche, morte, Bach, Mozart, Beethoven. Le récit de l’enfance à Saint-Louis, de la ségrégation dans les quartiers blancs, à l’école, explique la genèse de sa rage permanente. À travers Miles et sa musique l’auteur comprend que ses camarades noirs souffrent d’un complexe d’infériorité, non-dit, voire inconscient, qui les pousse à ressembler à toute force aux Blancs, par leur habillement, leurs attitudes, leurs goûts, leur mode de vie. Ils deviennent ce que Miles Davis appelle des « hommes noirs reconstitués ». Quincy Troupe aurait pu en être, mais il se dit sauvé par l’exemple de Miles : un homme noir peut être « quelqu’un de totalement indépendant, étonnamment créatif, farouchement fier ». Et cette fierté se transmet très tôt à l’auteur par la musique, dès Bag’s Groove, enregistré en 1954 par Miles juste après un séjour de désintoxication dans la ferme paternelle.

Entrer dans le cercle des aficionados de cette musique, c’était devenir d’un coup très « branché » : cela vous conférait un sentiment de supériorité sur les musiques de divertissement prisées par la communauté blanche. Coltrane contribuait à ce sentiment de fierté et de révolte. On aurait aimé être à la fin des années 50 au Sutherland Lounge de Chicago avec Quincy Troupe pour écouter un concert du « premier quintet » de Miles où déjà Coltrane se lançait dans de longs et hurlants solos, et où perçait déjà le visionnaire des années 60.

On est touché aussi par la façon dont Troupe ressent Kind Of Blue, qu’il intériorise de manière solennelle, qui le gonfle d’enthousiasme en le mettant face à un exemple éclatant de cette « grandeur » qu’il cherche en musique, en art ou en sport, ce disque qui devient son « baromètre », la mesure de toute chose. Il est passionnant de suivre les changements de mentalité à travers le prisme de la musique de Miles. Quincy Troupe constate, après le formidable succès critique et économique de Sketches Of Spain - comparable à ce que furent plus tard les triomphes de Michael Jackson - l’acceptation grandissante par un large public blanc de la musique et des musiciens noirs.

L’auteur confesse avoir été désorienté dans un premier temps par la musique du « second quintet », modale et moderne, parfois aux limites du free, et que beaucoup considèrent maintenant comme un des sommets de l’art de Miles. Cet aveu sincère de la part d’un fan de longue date montre à quel point cette musique représentait pour Miles, et donc pour ses fidèles, une rupture. Ces disques, aujourd’hui légendaires, furent à l’époque des échecs commerciaux. Et puis, pour qui suivait ce groupe nuit après nuit, jamais il ne jouait le même concert ; aucun confort, aucune certitude ne permettait à l’auditeur de « s’installer » dans cette musique, trop « intellectuelle » sans doute pour un jeune qui, s’il ne dansait pas comme un diable sur James Brown, s’enivrait des nappes de son de Coltrane, lequel lui semblait ajouter les cris de son saxophone aux cris de révolte des jeunes noirs des quartiers pauvres. Mais on peut aussi s’installer dans une musique novatrice, et pour Miles - qui, selon Gillespie, avait « passé un pacte avec lui-même pour ne jamais se répéter » - 1968 fut, comme dans le monde, une année révolutionnaire : celle de la fin du second quintet, de l’électrification et de l’invention de la fusion avec In A Silent Way. La proximité de Quincy Troupe avec Miles Davis ne nous vaut pas que de pittoresques scènes d’intérieur mais aussi des confidences, en particulier sur ce tournant important que fit prendre à sa musique, à la musique, le Miles des années 68. Si l’on connaissait déjà l’influence qu’avait exercée sur lui Jimi Hendrix, on ignorait que Charles Lloyd avait été une de ses sources d’inspiration pour les innovations d’In A Silent Way.

Miles Davis © Jacques Bisceglia

Maintenant qu’un album comme Bitches Brew est entré dans les mœurs, on s’étonne de la bataille d’Hernani qu’il a pu déclencher, avec à la tête des opposants l’inaltérable défenseur de la pureté virginale du jazz : Stanley Crouch. Ce formidable succès, qui fait rêver à l’époque d’Hadopi, avec ses cinq cent mille exemplaires vendus, partagea les amateurs en deux : d’un côté le public jazz, majoritairement blanc, plus âgé et bourgeois, appréciant aussi l’opéra et la musique classique, et de l’autre les fans de rock, des « sauvageons » majoritairement noirs, attirés par cette pochette extravagante digne d’un de leurs groupe préférés. Quincy Troupe, immédiatement enthousiasmé par ce disque, se range évidemment parmi ce nouveau public. Curieuse scission, provoquée par une musique finalement pas très accessible qui, pourtant, aura permis à Miles d’atteindre un de ses buts premiers : être aimé, être populaire, toucher un large public.

En 1972, avec On The Corner, nouveau revirement. Là aussi Troupe est touché par une musique qu’il sent destinée à un public de jeunes Noirs, dans sa volonté manifeste de trouver un groove funk à la James Brown. Sa prolifération sonore, véritable mise en musique du tohu-bohu new-yorkais, est peut-être le premier disque de hip-hop sur un grand label… Mais son insuccès, et pas seulement auprès des critiques mainstream, vont peu à peu conduire un Miles miné par ses dépendances et créativement vidé à cinq années de retraite sans une note de musique ; cinq années qu’il passera à errer la nuit, tel un fantôme, un prédateur, dans les rues de Manhattan…

Mais le retour est aussi triomphal qu’a été sombre l’éclipse. Après quelques tours de chauffe à Boston, le 5 juillet 1981 Miles se produit au festival de Newport devant tout ce que la critique et le show-biz compte de célébrités. Suivent quelques albums vendus à plus de cent mille exemplaires, mais Quincy Troupe n’a pas grand-chose à nous en dire, sinon pour conclure par une évocation poétique des visions qu’a toujours suscitées chez lui, le poète, la musique de son dieu. Le livre se referme sur un chapitre intitulé « Les adieux » - triste, évidemment, mais éclairé d’un sourire : Miles à l’hôpital, presque inconscient, s’animant en entendant la voix de sa première idole, le vieux et fidèle trompettiste Clark Terry, qui appelle tous les jours pour s’inquiéter de sa santé…

La mort du musicien, le 28 septembre 1991, laisse Quincy Troupe orphelin. Mais il peut se consoler à l’idée qu’une de fois de plus, avec ce livre, il a bien servi son idole. Pourtant, a priori la perspective de découvrir l’envers du décor n’était pas séduisante. Après tout, la musique se suffit à elle-même. Ceux qui veulent en pénétrer les arcanes n’ont qu’à faire appel aux musicologues. Mais pour l’amateur de « Nefertiti », qu’importe que Miles ait eu une Ferrari rouge à New York et une jaune à Malibu ?

Cette question, en fin de compte, en appelle une autre : qu’est-ce que l’image DVD apporte à la musique ? Le jazz est si peu spectacle… La scénographie en est absente. L’image n’ajoute que la présence charnelle. Remercions Quincy Troupe de nous avoir fait don, avec ce livre, de la présence de Miles.