Chronique

Raphaël Imbert Project

Live au Tracteur

Raphaël Imbert (ts, as, ss), Stéphan Caracci (vb), Joe Martin (b), Gerald Cleaver (dms)

Label / Distribution : Zig-Zag Territoires

Deux ans après la parution d’un album plébiscité à juste titre (New York Project, Zig-Zag Territoires), Raphaël Imbert fait de nouveau appel aux bons services de Joe Martin et Gerald Cleaver, deux acteurs importants de la scène new-yorkaise, et ce entre les deux voyages qu’il a effectués aux États-Unis [1] dans le cadre d’Omax at Lomax’s.

Ce projet visait à cerner la modernité des pratiques chez les musiciens nord-américains et y définir - pour faire (très) court - la part de la tradition, ainsi que leur appétence pour les nouvelles technologies. Omax est un logiciel créé par des « savants fous » de l’IRCAM ; capable d’ingurgiter des techniques musicales, il garde aussi en mémoire les sons que l’on y enregistre pour les restituer de manière aléatoire mais pertinente en se basant sur lesdites techniques musicales. De fait, il peut donc dialoguer, improviser en temps réel avec les musiciens. Quant à Lomax, c’est une référence à Alan Lomax, ethnomusicologue célèbre pour son colossal travail de collectage aux États-Unis, aux Caraïbes et en Europe. De nombreux courants musicaux se sont essentiellement construits sur la transmission orale, notamment le blues et toutes les musiques qui en découlent plus ou moins directement, dont le jazz. Le travail de Lomax a consisté à enregistrer le plus possible de musiques et de chants afin de rendre leur évolution traçable.

Pour cet ambitieux projet qui s’inscrit dans le cadre des recherches d’Improtech, Raphaël Imbert est parti, saxophones sous le bras, échanger des mots puis des notes avec de nombreux musiciens à travers les États-Unis. Au moment d’enregistrer ce concert « à domicile », il revenait juste de ses pérégrinations dans les États du Sud, les doigts encore tout fumants d’avoir joué sans compter.

Cet élan s’entend dans ce Live au Tracteur, sur lequel le trio de New York Project devient quartet avec l’arrivée de Stéphan Caracci pour une suite composée par le saxophoniste, « Usuite », inspirée par son récent voyage. Divisée en cinq mouvements, elle accorde une très large place au jeu improvisé. Côté « hardware », une batterie, une contrebasse, un vibraphone, des saxophones. Côté « software », quatre cerveaux ayant engrangé ce qu’il faut de technique et un bagage né des écoutes, des rencontres et surtout des échanges. La machine fonctionne à merveille et cet « homme-axe » délivre une performance tout bonnement ahurissante, organique, tendue, pleine de swing et d’énergie. Le rapprochement avec Improtech ressort dans la conjugaison réussie entre tradition et modernité. Les formes sont résolument actuelles, avec de longues structures évolutives où vagabondages harmoniques et embardées rythmiques ouvrent un large champ d’expression aux musiciens. L’improvisation occupe une place de choix dans l’agencement même des morceaux, malgré un recours à quelques bonnes vieilles recettes, qui fonctionnent toujours aussi bien. Sur « Ecosystem Of Citybirds », l’intervention de Caracci après un chorus fiévreux d’Imbert n’est pas sans rappeler les disques Blue Note des années 50 (haute intensité, break général, puis le nouveau soliste, ici au vibraphone, relance la machine par une phrase bien sentie…). Cependant, ces astuces relèvent davantage du clin d’œil que de la facilité : l’expressivité est à son comble et l’énergie insufflée à chaque mouvement (y compris sur la seule ballade, « Po Boy ») ne laisse planer aucun doute à ce sujet. Le parcours respectif des musiciens non plus, d’ailleurs…

L’adjonction du vibraphone est une belle idée qui permet à la musique de Raphaël Imbert de tracer de nouveaux chemins. La présence de Caracci, son sens de la mélodie et de la couleur harmonique ajoutent au plaisir de retrouver la sonorité si personnelle du saxophoniste, son vibrato affirmé, son phrasé nerveux et ses développements ambitieux. Sa fantaisie, aussi, lorsqu’il joue simultanément de plusieurs saxophones pour évoquer Rahsaan Roland Kirk (« Ecosystem Of Citybirds ») ou lorsqu’il se fait bruitiste en introduction d’« Omax At Lomax » afin de restituer les fragments de phrases que l’on enregistre via le fameux logiciel… Tout au long de ce concert au Tracteur, il a pu s’appuyer sur la rythmique réactive et efficace des deux New-Yorkais, impliqués au point de se retrouver à dérouler leur drive puissant dans ce lieu inhabituel pour un bel instantané illustrant la vivacité et la qualité de ce groupe.