Chronique

Reflections - Steve Lacy Plays Thelonious Monk

Steve Lacy

Steve Lacy (ss), Mal Waldron (p), Buell Neidlinger (b), Elvin Jones (d)

Le New Jazz n°8206 tourne sur la platine et, aussitôt, de multiples Reflections viennent troubler la chaleur étouffante qui écrase Le Caire cet après-midi.

Vestige d’une époque disparue, mais toujours présente dans les oreilles des amateurs de jazz, ce disque est symbolique. Premièrement parce qu’il regroupe trois figures essentielles du jazz, qui ont laissé récemment des instruments orphelins : Mal Waldron il y a deux ans, Elvin Jones le mois dernier et Steve Lacy, la semaine dernière. Deuxièmement parce que c’est le deuxième disque en leader de Steve Lacy, et sa première rencontre avec Mal Waldron, cet alter ego qu’il allait retrouver bien des années plus tard en Europe pour une étroite collaboration, dont la fameuse série de concerts au Dreher en 1981. Troisièmement parce qu’il a été enregistré en 1958 par Van Gelder et que les notes de pochette sont d’Ira Gitler, deux figures emblématiques du jazz, l’un pour la prise de son, l’autre pour la musicologie. Enfin, parce que c’est un hommage à l’un des génies du siècle dernier, Thelonious Monk, et, comme le fait remarquer Ira Gitler, aucune des sept compositions reprises par le quartet dans ce disque n’avait été rejouée par autre que Monk lui-même, à l’exception de « Bye-Ya » repris par Zoot Sims.

Juste un mot sur Buell Neidlinger, le bassiste du quartet, moins connu que ses partenaires. Comme Steve Lacy, il vient du dixieland et sa carrière est impressionnante par son éclectisme : il a joué avec Monk et Cecil Taylor, mais aussi avec Frank Zappa et Barbara Streisand, tout en conservant une activité dans la musique contemporaine, avec John Cage entre autres.

Les sept titres, enregistrés par Monk entre 1951 et 1953 pour Blue Note ou Prestige, fleurent bon un bop déjà sur la voie du free et constituent un terreau de choix pour Steve Lacy et ses compagnons. Dans l’ensemble, l’album balance joyeusement. Le quartet joue sur les mêmes tempos que les originaux, sauf “Four in One” et “Skippy” qui sont joués plus vite. Les deux morceaux lents sont très différents l’un de l’autre : tandis que “Reflections” est tout en douceur sans jamais se départir d’un swing contagieux avec notamment un superbe solo de Mal Waldron, “Ask Me Now” est interprété dans une veine plus lyrique, mais avec une tension qu’accentue encore davantage le solo dans les aigus de Steve Lacy. “Four In One”, “Hornin’ in” et “Skippy” permettent à Elvin Jones de donner libre cours à son énergie qui éclate dans des stop chorus classiques, mais d’une efficacité d’autant plus redoutable que la walking bass de Buell Neidlinger, le jeu à la Bud Powell de Mal Waldron - “Skippy” - et les solos sinueux et dynamiques de Steve Lacy font des merveilles. Avec “Bye-Ya”, titre oblige, les Caraïbes sont au rendez-vous ! C’est le morceau le plus dansant du disque, avec un dialogue savoureux entre piano et soprano. Enfin, après une introduction monkienne jusqu’à la moëlle, “Let’s Call This” s’apparente à une véritable synthèse où se mêlent subtilement dixieland, bop et avant-garde. Ce morceau permet également d’apprécier l’ampleur du son et le sens de la mélodie de Buell Neidlinger. A noter que Steve Lacy et Mal Waldron ont repris “Let’s Call This” vingt ans plus tard en duo au Dreher…

L’élégance du jeu de Steve Lacy - “Reflections” -, ses longues phrases sinueuses - “Hornin’ in" - et ses incursions dans les aigus toujours maîtrisées - “Ask Me Now” - donnent incontestablement au saxophone soprano ses lettres de noblesse. Alors quand il est accompagné d’un pianiste à l’écoute exceptionnelle, d’un contrebassiste maître du swing et d’un batteur hors norme, si en plus les thèmes sont de monsieur Monk, le réultat ne peut être qu’inouï. Et c’est le cas !