Scènes

Reims Jazz Festival : le pari du jazz pour tous !

6 oct - 7 nov 2015 retour groupé sur le festival de Reims.


Michel Portal. Photo Frank Bigotte

Depuis vingt-deux ans, la ville de Reims est le berceau d’un festival de jazz en constante effervescence, porté avec fougue par Francis Le Bras, son directeur artistique. Retour sur quelques moments phares de cette « cuvée 2015 ».

Mardi 6 octobre : « Point Of Views » (Vankenhove/Caine/Boisseau/Ballard)

« Champagne ! » L’avant-première de la vingt-deuxième édition du festival rémois fut bien arrosée et pour cause ! On y fêtait quelques heureux événements : le prestigieux partenariat avec la maison Mumm et l’inauguration de son caveau récemment restauré, accueillant pour l’occasion la mille cinq centième émission d’Open Jazz d’Alex Dutilh. Ce dernier recevait Alain Vankenhove et Uri Caine, venus présenter « Point Of Views », la toute dernière création du trompettiste et de son quartet flambant neuf, complété par l’explosive rythmique que forment Sébastien Boisseau (contrebasse) et Jeff Ballard (batterie). Une collaboration franco-américaine que le public venu nombreux a eu la primeur de découvrir un peu plus tard dans la soirée et que les auditeurs de France Musique ont pu écouter en différé dans le Jazz Club d’Yvan Amar.
La peinture était encore fraîche et les points de vue divergents par moments, chacun des protagonistes essayant de trouver sa place et d’interpréter le plus justement possible les rôles attribués par le trompettiste - leader. L’énergie de ce dernier était palpable jusqu’à l’autre bout de la salle : survolté, il dansait et sautillait sur les chorus respectifs de ses musiciens, le sourire aux lèvres. Une joie qui faisait plaisir à voir et un premier coup de pinceau haut en couleur. Un tableau à huit mains qui ne cessera de s’enrichir de nouvelles nuances au fil des concerts. S’il faut de longues années de maturation au champagne avant d’être désigné « cuvée spéciale », nul doute que l’album à venir du quartet sera un grand millésime.

Jeudi 29 octobre : première soirée avec le duo de Michel Portal et Bojan Z à l’affiche. Eux deux, c’est déjà une longue histoire. Elle remonte en effet à 1993, lors de l’enregistrement de l’album An Indian’s Week [1], du contrebassiste Henri Texier, où Michel Portal va remarquer les talents artistiques du jeune pianiste serbe. Portal rappellera Bojan Z peu de temps après pour lui proposer une collaboration qui en est donc à sa troisième décennie ! 

Michel Portal et Bojan Z ne se sont plus perdus de vue, jouant ensemble en duo ou au sein d’autres projets. Et, pour le Reims Jazz Festival, c’était donc le duo, et quel duo ! Quelques heures avant le concert, pendant les balances, on sent déjà que quelque chose se prépare. La concentration est totale et tout l’arsenal instrumental est testé : saxophone soprano, clarinettes, bandonéon pour Michel Portal, piano quart de queue et Fender Rhodes pour Bojan Z. Dialogues intenses avec l’ingénieur du son et l’éclairagiste : Portal et Bojan vont tout passer en revue « pour éviter d’agresser les oreilles des spectateurs » (dit Portal). Et pendant que Bojan circule de côté cour à côté jardin, Portal exprime un stress inhérent à cette mise en danger de soi qu’est la musique improvisée.

Bojan Zulfikarpasic. Photo Frank Bigotte

Il est 20h30, le Caveau Mumm est plein à craquer. Le duo ne va pas tarder à nous emporter pour un voyage sonore, un « visa pour le monde » musical, qui débutera par une improvisation : Bojan frappe le piano, rappelant que c’est aussi un instrument à percussion, tandis que Portal installe un climat par des notes soutenues jouées à la clarinette basse. L’Argentine (Astor Piazzolla, « Little Tango » de Portal), l’Espagne (« Los Feliz », composition de Marcus Miller en hommage à Miles Davis, « Baïlador » de Portal), les USA (« Jean-Pierre », Miles Davis), les Caraïbes (« Citrus Juice » d’Eddy Louiss), les Balkans (« CD-ROM » de Bojan Z), sans oublier le cinéma, cher à Portal, avec « Max mon amour ». Un tour du monde en 90 minutes, entrecoupé de commentaires tantôt humoristiques, tantôt pédagogiques. Ainsi, en présentant « Jean-Pierre », le tube planétaire de Miles, Michel Portal a rappelé l’origine de la composition : la comptine « Dodo, l’enfant do ». Enfin, au-delà de tel solo ou de tel dialogue qui souligne le niveau artistique d’un duo que l’autre rive de l’Atlantique ne peut que nous envier, on évoquera l’ouverture de « Los Feliz » : Portal pointe son saxophone soprano dans le piano, usant des retours fournis par la table d’harmonie et le couvercle de l’instrument, avant que Bojan ne le rejoigne, en combinant, à la main gauche, les sons acoustiques du piano aux nappes électro du Fender, à partir d’accords frappés à la main droite.

Vendredi 30 octobre : nouveau rendez-vous au Caveau Mumm, avec une autre esthétique. Special Relativity plonge le spectateur dans le cœur du jazz européen, plus particulièrement son versant urbain et engagé. Special Relativity, c’est le quartet formé, autour des saxophonistes Daniel Erdmann et Heinz Sauer, par Johannes Fink à la contrebasse et le toujours très lyrique Christophe Marguet à la batterie. Cette formation était fort attendue par les aficionados du jazz et par la critique musicale. De plus, vu de Belgique, ces musiciens-là ne se produisent que fort rarement sous nos latitudes. Ce soir-là, à Reims, un élément du quartet allait révéler cette autre relativité, à laquelle nous n’échappons pas, celle du temps qui passe… En effet, la rencontre, au sein de ce quartet, est aussi celle de deux générations : Daniel Erdmann (1973) pourrait être le fils d’Heinz Sauer (1932). Quarante ans les séparent, mais ils partagent la même esthétique, et sans aucun doute aussi la même sensibilité pour les questions poétiques et politiques. Alors que Heinz Sauer porte en lui une bonne part des grandes aventures radicales du jazz des années 1960, plus particulièrement à Berlin – ce qui est plus qu’un détail géographique ! – notamment comme membre permanent du fameux quintet d’Albert Mangelsdorff, Daniel Erdmann va, quant à lui, parcourir l’Europe et s’installer à Reims après une formation au conservatoire Eisler à Berlin.

Heinz Sauer. Photo Frank Bigotte

Mais revenons au concert. Sur scène, la posture de Sauer va révéler un mal-être, voire une certaine forme de lassitude : il porte son saxophone ténor régulièrement dans le pli de son bras gauche, comme s’il allait quitter la scène. D’ailleurs, il descendra et remontera fréquemment après avoir vérifié un micro, replacé une partition, et ira même jusqu’à se placer devant une enceinte à droite du premier rang. Cette chorégraphie improvisée de Sauer va largement être compensée par un Daniel Erdmann en verve, dont l’énergie semblait décuplée, peut-être conscient d’être le pilier ce soir-là. Le répertoire, construit autour de titres originaux et de reprises de Mangelsdorff, atteindra un climax après l’interprétation de deux hymnes, dont un composé par Hanns Eisler, le compagnon de route de Bertolt Brecht. Les deux saxophones ténors ont interprété ces hymnes dans un style straight ahead, comme pour mieux interpeller le public. Ce moment de grâce ne manquera d’ailleurs pas d’évoquer un tout grand de l’histoire du jazz : Albert Ayler. Enfin, pendant l’interprétation du dernier titre, un instant emblématique va marquer les esprits : Erdmann prend un solo, un long solo, un solo splendide, porté par l’inspiration, l’énergie et la liberté. Heinz Sauer l’observe d’abord, bouche bée et, avant de le rejoindre, lui jette un regard émerveillé. Cela résonna comme une prise de conscience d’un passage, d’une transmission… Daniel Erdmann donc, qui participe, depuis quelques années déjà, à de nombreux projets musicaux de Vincent Courtois (violoncelle), Joachim Kühn (piano), Édouard Bineau (piano) ou Claude Tchamitchian (contrebasse). Et puis, ce Das Kapital, un trio avec Hasse Poulsen à la guitare et Edward Perraud à la batterie. Das Kapital, c’est passionnant, et il va bientôt sortir un nouvel album. Nous y reviendrons.

Samedi 31 octobre : dernière soirée du deuxième week-end du festival : Musica Nuda, un duo italien formé par le contrebassiste Ferruccio Spinetti et la chanteuse Petra Magoni. L’a-priori favorable avant le concert, basé sur l’écoute des premiers enregistrements du duo, n’a pas été renforcé à l’issue de cette prestation. La voix de Petra Magoni s’est révélée fragile dans les modulations, fragilité compensée par des effets dans les aigus et autres pirouettes vocales. L’interprétation d’un air de Monteverdi allait cependant mettre à nu cette stratégie. Monteverdi, l’air de rien, ne pardonne pas ! Il y aura aussi ces relectures hasardeuses de « Roxanne », tube planétaire de Police et de l’hymne chrétien « Amazing Grace », ou encore la chanson de Gilbert Bécaud « Quand il est mort le poète », où l’inversion de l’accent tonique dans le refrain se révélera être du plus mauvais effet. Bref, Musica Nuda flirte trop souvent avec la variété, et s’aventure trop peu sur des terres plus expérimentales. Il faut pouvoir laisser entendre au public ce qu’il ne connaît guère, et qu’il pourrait néanmoins aimer. Par contre, les compositions originales de Ferruccio Spinetti, dominées par les accents méditerranéens, ont quant à elles, révélé le potentiel de Musica Nuda, une « petite forme » sans doute à redécouvrir dans d’autres lieux.

Le festival entame sa dernière étape, cette fois exclusivement sous les toits de l’Opéra de Reims. On peut d’ores et déjà considérer que l’événement a intelligemment réussi à mobiliser plusieurs publics : les amateurs du Daniel Erdmann/Heinz Sauer Quartet ne sont pas les mêmes que ceux de Musica Nuda, tandis que le duo Michel Portal/Bojan Z portait sans doute le pouvoir fédérateur le plus important. Quant à Mumm, principal mécène du festival, il semble avoir pleinement joué son rôle de partenaire actif, engageant les travaux nécessaires pour faire de son caveau un écrin acoustique remarquable . Le pari de la programmation « jazz pour tous » de Francis Le Bras s’est avéré gagnant, comme en témoignent les nombreux concerts « sold out ». Ceux de John Scofield, Joe Lovano, Sophia Domancich, John Greaves, Mark Turner, Avishai Cohen ou encore la création « Petit Soldat » (France, Mali, Cameroun) semblent bien confirmer ce succès populaire.

Arrivent donc les deux dernières soirées des 4 et 5 novembre, toujours dans le cadre magnifique de l’Opéra de Reims, dans lequel se déploie avec bonheur le patient et précieux travail de djaz51.

Pari de la programmation, la jeune Laura Perrudin entame ce dernier tour de piste, seule en scène avec sa harpe chromatique. Dans une belle sobriété, tant dans sa prestation que dans son répertoire : mise en musique de poètes, majoritairement britanniques (Philip Larkin, William Blake, Yeats, Joyce, Wilde) dont une légère surreprésentation d’Irlandais. Un penchant pour l’univers celtique qui, chose rare, ne pousse pas la musique dans les facilités des ornements folkloriques.
On nous offre, au contraire un ambitieux travail de composition, telle cette adaptation d’un poème sur l’insomnie inspiré par le ronronnement obsédant et lancinant d’un périphérique parisien qui joue sous vos fenêtres. L’ambition ne fait en aucun cas barrage et si l’artiste explore toutes les possibilités de son instrument – grattant, percutant la harpe, jouant du sourd, du cristallin, du rythmique et de l’élégiaque – elle ne perd pas son auditoire, qui tombe sous le charme. Pari gagné.

Arrivés avec un capital de notoriété bien plus important, Joe Lovano et John Scofield, en quartet, commencent pourtant bien mal leur prestation. La faute peut-être au batteur Bill Stewart qui ne laisse que trop peu d’espace, conduisant, au moins lors du premier tiers du concert, l’ensemble de la performance dans un tunnel étouffant. Ajoutons un début un peu confus pour le guitariste qui peine à trouver le bon équilibre entre fluidité et nervosité dans des hésitations un peu raides. Heureusement les sonorités chaudes et rondes – mêmes dans les stridences tribales et rugissantes – du saxophoniste ventru, bonnet bicolore et cravate orange, pallient ces manques. Il finit par contaminer de sa bonhomie la performance et peu à peu la raideur s’estompe et de vrais beaux moments émergent, qu’ils soient de délicatesse sous les doigts enfin dégourdis de John Scofield, ou de fureur jouissive lors d’un hommage sabbatique à Ornette Coleman.

Le lendemain pour ouvrir les hostilités, Sophia Domancich avec la formation Snakes and Ladders, responsable en 2010 d’un album somptueux. On retrouve sur scène, avec davantage d’économie de moyens, cette douceur sans mièvrerie qu’accompagne toujours une dose d’abrasivité bienvenue. Entre comptines inquiétantes, berceuses opiacées, boucles, métronomes et dérives, s’entrelacent les voix, grave et rauque de John Gentleman Greaves, lumineuse, haute le plus souvent mais ne craignant pas de profondes descentes vers les basses, de Himiko Paganotti. Ruisseau clair serpentant sur un lit de rocaille.

De longues nappes sonores majestueuses qui s’élancent, trompette et sax ensemble avant de poursuivre et de se rejoindre, sans perdre une seconde leur port de reine. Le Mark Turner Quartet qui clôt cette série de concerts a belle allure. Bien secondé par Avishai Cohen, le saxophoniste par la grâce des ses amples courbes, enchante sans esbroufe l’assistance. Dans une mise sobre et classique, presque austère, aux belles nuances de brun, Mark Turner se présente à l’unisson d’une musique puissante dans sa lenteur, d’une élégance marmoréenne jusque dans ses envolées aériennes. Une manière de cool moins léger que profond, aux gestes épurés et justes. Le concert se terminant, lors du rappel, par un hommage à Lennie Tristano, tout a fait dans le ton d’une prestation exigeante et chic.

Alors que sont terminées les grandes affiches, le festival se prolonge un peu à travers des productions d’apparence plus modeste mais pourvues de belles ambitions, telles ce Petit Soldat, pour lequel le grand organiseur du festival, Francis Le Bras, met la main à la pâte, ici en l’occurrence aux claviers.
En compagnie des récitants conteurs André Zé Jam et Fred Pougeard, du joueur de kora, flûte et tambourin Simon Winsé et d’Olivier Sens, manieur de contrebasse et assez génial manipulateur de sons. Sur des textes d’Ernst Jünger d’abord puis des récits construits sur ce qu’on imagine avoir été une longue plongée dans des archives. Se dessine une petite histoire de la grande guerre 14-18, par l’entrelacement des destinées du Français Ulysse et du Camerounais Ilonga. Deux continents différents, deux camps opposés – Le Cameroun est alors une colonie allemande – mais un même effarement, le même retour impossible à la vie civile, la même terrible incrédulité des proches.
Le tout est très finement mis en scène et en sons. Les effets électroniques d’Olivier Sens rendent assez magistralement les effets d’éloignement, les entortillements temporels et narratifs comme la mitraille, les explosions, l’adrénaline et les brusques coulées de sueur froide. Gracieusement ponctués d’intermèdes acoustiques au jazz coloré de sons africains, le spectacle a sans doute des résonances particulières dans un territoire marqué par la guerre des tranchées.
Une région qu’aujourd’hui djaz51 vivifie avec bonheur.

P.-S. :

Le site d’Alain Vankenhove
Lire l’entretien croisé Lovano-Scofield

N.B. : « Jazz Pour Tous » était une émission de la radio publique francophone belge (RTBF) animée par Nicolas Dor et Jean-Marie Peterken. Le même duo s’est aussi retrouvé à la tête du désormais mythique festival de « Jazz de Comblain-La-Tour », avant que Peterken ne conduise 25 éditions du Festival International de Jazz à Liège.

[1An Indian’s Week (Label Bleu, 1993) est un album-phare du jazz européen qu’il faut écouter et réécouter.