Scènes

Rendez-Vous de l’Erdre 2015

Une édition étirée le long de l’Erdre


Avec plus de 170 000 spectateurs et une bonne centaine de concerts de jazz & blues, cette édition avait à résoudre un problème majeur, celui de la disparition (provisoire pour cause de travaux) de la scène Sully. Scène centrale sur le parcours le long de l’Erdre, elle était le rendez-vous du jazz moderne, avant-gardiste pour des spectateurs assis, attentifs et exigeants. Comment, dès lors, surmonter ce handicap ?

La tâche n’était pas facile, mais la programmation d’Armand Meignan est suffisamment diversifiée pour convenir à peu près à tout le monde. Ce ne sont pas les milliers de spectateurs conquis par les grands soirs sur la scène nautique (Baptiste Trotignon, Malted Milk, Nguyen Lê, The Puppini Sisters…) qui nous contrediront. En revanche, ceux qui sont venus pour la musique plus que pour la régate ou les crêpes sur un banc, se souviendront des kilomètres parcourus…

Pourtant, malgré une programmation moins surprenante pour des amateurs éclairés, et bien que la création d’Airelle Besson soit inaccessible pour cause de jauge limitée, ce festival est toujours aussi agréable et populaire. L’Erdre charrie plus de 170 embarcations de toutes tailles, le jazz résonne sur plusieurs kilomètres, les gens sont heureux, il fait beau. Et c’est encore son directeur artistique qui en parle le mieux sur le site du festival.

Nguyen Lê

Voici ce que nous avons retenu des concerts auxquels nous avons pu assister :

C’mon Tigre

Sans rien attendre d’autre que la surprise (mais quel bonheur quand elle est délicieuse) et mus par une grande soif de groove, nous nous dirigeons vers la scène Mix Jazz pour le concert de C’mon Tigre. A l’image de son label, Africantape, et son catalogue noise rock, punk, hip-hop mais rarement jazz, le groupe nous laisse interloqués et amadoués à la fois. Derrière ce sobriquet brouilleur de pistes se trouve un collectif italien qui souhaite rester discret. Aguicheur mais caché. Élégant mais secret. Rien de tel pour séduire. Il faut voir le somptueux clip de leur single au titre étrange, « Fédération tunisienne de football », comme une preuve que ces garçons ont le sens de l’esthétique. Sur scène, les riffs lancinants mettent les corps en mouvement. Huit musiciens vont et viennent, ajoutant leurs touches de couleurs sur ce carnet de bord poétique. Figure de proue timide, devant mais de profil, le guitariste à la rythmique blues-funk saccadée et groggy nous incite à voyager les yeux fermés, avec pour fil d’Ariane les sons planants du saxophoniste et du trompettiste, qui passent par l’éthiojazz de Mulatu Astatké et la Californie de Gonja Sufi ou Flying Lotus. Poussés par une batterie rock élémentaire et des mélodies faciles (« Rabat »), on comprend en fait que cette world music désarticulée sait très bien où elle va. Elle rugit, entre coups de griffes et coups de maître.


Monolithes

La scène dédiée aux talents Jazz en Loire-Atlantique aura été l’une des plus intéressantes de ces Rendez-Vous en permettant au public de découvrir des (souvent) très jeunes musiciens, qui maîtrisent insolemment la technique, le langage et l’histoire du jazz au sens large. Parmi ces groupes issus du conservatoire nantais et de la classe de Jean-Marie Bellec, Monolithes est probablement le plus abouti, celui qui a le mieux réussi à s’affranchir de ses influences pour créer sa propre musique. Ce quartet avait déjà enflammé le festival Soleils Bleus en compagnie de Guillaume Perret, au début de l’été. Avec son instrumentation originale (Louis Godart à la guitare, Rémi Allain à la contrebasse, Nathan Vandenbulcke au vibraphone et Julien Ouvrard à la batterie), Monolithes livre une musique puissante, moderne - aux confins du jazz, du rock progressif et du métal - alliant rythmiques complexes, passages enlevés favorisant le headbang, le tout nourri par les alliages guitare-vibraphone d’une belle richesse. Les quatre morceaux qui constituent le set s’étalent sur une quinzaine de minutes chacun, laissant la place à des soli réussis. L’occasion pour le groupe de fêter le départ du vibraphoniste pour Lausanne, où il va parfaire sa formation musicale dans l’une des plus prestigieuses écoles européennes. Le futur est déjà là.

Monolithes

Donkey Monkey

Eve Risser bénéficie enfin de l’exposition médiatique qu’elle mérite. Il faut dire que la pianiste, membre de l’ONJ Daniel Yvinec de 2008 à 2013, a signé quelques œuvres magnifiques - avec le trio En Corps (au côté de Benjamin Duboc et Edward Perraud), Joris Rühl (autour de la musique de Karl Naegelen), mais aussi son disque en solo Des pas sur la neige (Clean Feed), salué par la critique, ou encore, tout récemment, la première de son White Desert Orchestra à la Dynamo de Banlieues Bleues.

La voici cette fois avec Donkey Monkey, duo sans pareil qu’elle anime depuis dix ans avec la batteuse Yuko Oshima. Sur la scène Mix Jazz, toutes deux rendent hommage à Carley Bley, György Ligeti, au Japon… Le tout teinté de jazz, de blues, de musique japonaise, mais surtout avec un talent rafraîchissant, beaucoup d’humour et un petit côté déjanté qui réjouit le public nantais. Le duo multiplie les percussions : Eve Risser au piano, parfois préparé, ou Yuko Oshima ajoute à sa batterie un ordinateur produisant déflagrations et autres samples. On est frappé par le talent mis au service de cet OVNI musical. Les deux musiciennes s’amusent beaucoup dans cet univers très original qui mélange les influences pour former des assemblages improbables (les fleurs, le blues, la musique japonaise, le chant, les cris, l’humour). En 45 mn, Donkey Monkey réussit à nous convaincre que la musique n’a de frontières que celles que l’on se crée, et démontre que l’humour n’est pas l’ennemi de la qualité.


Airelle Besson Quartet (balances)
Papanosh + Roy Nathanson

Les aléas de la vie en tournée obligent les musiciens à faire constamment preuve d’imagination. Lors des balances du nouveau quartet d’Airelle Besson, les techniciens s’affairent, les musiciens s’installent, testent le son général, se confrontent à la salle. Il y a bien sûr la trompettiste et avec elle, Isabel Sörling, chanteuse à la voix claire et fragile modulée par ses machines. Fabrice Moreau est derrière les fûts. Benjamin Moussay est attendu aux claviers (piano, Fender Rhodes et synthétiseurs). Seulement voilà : bloqué à l’aéroport, il manque à l’appel. Les balances prennent du retard. Papanosh attend son tour. Suspendue au téléphone, Airelle Besson choisit de gagner du temps. Elle prend des photos du piano, du synthétiseur et des amplis et les lui envoie. On positionne comme ça ? On décale l’ampli sur la gauche ? On rapproche le Rhodes ? Tout est prêt lorsqu’il arrive enfin. Du coup, le peu de musique entendue laisse deviner des sonorités modernes et mélodieuses, délicates mais charpentées (basse grondante et voix éthérée liées par la trompette), le tout très prometteur.

Vient le concert de Papanosh. La salle est comble (les Nantais aiment marcher [1]). Des proches insistants et convaincants nous ont dit le plus grand bien de cette formation venue de Rouen, issue du collectif des Vibrants Défricheurs. On s’y rend sans se forcer. Ah ouais ! Ou plutôt Oh Yeah ! car il s’agit d’un hommage à Charles Mingus.

Mingus est un musicien majeur. Mieux vaut ne pas rigoler avec lui. Pour le respecter, il s’agira donc de le détourner, le contourner et, en s’amusant, de mieux l’approcher. Sur ce principe, cinq musiciens, complétés par Fidel Fourneyron au trombone (actuellement à l’ONJ Olivier Benoit) et Roy Nathanson aux saxophones (Américain leader des Jazz Passengers) bousculent tout sur leur passage. A la fois free, chantante (et chantée, d’ailleurs, en espagnol par un Rafaël Quenehen touchant et drôle), c’est une machine à bonne humeur et à danser qui se met en place. Les individualités apportent leur savoir faire à l’ensemble, depuis le batteur - frappeur canalisé par le bassiste (qui ne copie pas le maître, et c’est très bien ainsi) jusqu’à la section de soufflants. Mention spéciale à l’organiste Sébastien Palis. Depuis son orgue Hammond B3 (il est également au piano), il fait couler un bain moussant de groove bringuebalant à grand renfort de mimiques et gesticulations à l’enthousiasme communicatif. Devant, Nathanson, sur plusieurs saxophones et aussi en spoken word, apporte avec une assurance sereine une maturité de bon aloi à ces chiens fous, ainsi que des solos aussi imposants que bien sentis. Reprises, réinterprétations, compositions, les mânes du maître n’ont pas eu à rougir, si ce n’est du feu qui réchauffait la salle.

Airelle Besson

Tous Dehors !

D’un Rouennais l’autre. On laisse se terminer le concert de Papanosh pour assister à celui de Laurent Dehors sur la scène nautique. Vingt ans d’existence pour ce big band qui nous offre pour l’occasion un grand show vitaminé et festif. On retrouve avec plaisir des personnalités dont on aime suivre le parcours. Catherine Delaunay (clarinettes, accordéon), Michel Massot (tuba, trombone et soubassophone), Franck Vaillant (dont le jeu hyperactif colle à l’ambiance) mais également Gabriel Gosse et Denis Chancerel aux guitares et Bastien Stil au piano. Jean-Marc Quillet, au vibraphone, renouvelle par son inventivité les couleurs et climats de son instrument.

Cette équipe de musiciens chevronnés sait saisir le mouvement du jeu : un mélange de baloche et de jazz hystérique qui réjouit des oreilles reliées entre elles par un large sourire. En cette heure apéritive, et même si la scène un peu éloignée de la berge disperse l’attention, on découvre un numéro de clownerie virtuose qui n’empêche pas quelques moments de tendresse. Derrière cela pourtant, l’écriture est précise et certaines dissonances qui passent dans le maelström de notes impressionnent par leur audace. De cela, Laurent Dehors semble se moquer comme d’une guigne. Prédominent en effet l’euphorie et la virevolte. Même si cette recette éprouvée nous perd parfois en route à trop glisser sur la surface, on ne peut qu’adhérer à cet entrain.


Sugaray Rayford Band

Devant un parterre bondé d’amateurs de blues, le colosse américain « fait le show ». Un chanteur investi, à la voix authentiquement blues, arrive sur scène et, sans laisser une seconde de répit au public, envoie la musique des bas-fonds, comme un direct au foie. Il sue à grosses gouttes, secoue son immense et énorme carcasse, apostrophe les spectateurs, dialogue avec ses musiciens qui assurent, paisibles et habitués. A l’orgue, le Français Cédric Legoff, en guest star, enrobe le tout d’un je-ne-sais-quoi de lumineux tout à fait à sa place. Malgré ses problèmes de genou, Sugaray descend de scène et s’offre un bain de foule sans cesser de chanter. Le public est ravi, c’est un succès. On ne voit plus la foule, mais une forêt de tablettes et de smartphones levés pour faire LA photo du chanteur.

Cette nouvelle star du blues a donné trois concerts pendant le festival et y a gagné des admirateurs.


Pierrick Lefranc Ex Novo

La scène nautique et ses grands espaces, dimanche à 13h30, dernier jour du festival : voilà un lieu et un horaire compliqués pour Ex Novo, le quartet du guitariste manceau Pierrick Lefranc. Il est un peu perdu sur la grande scène au milieu de l’Erdre, les spectateurs ne sont pas encore bien réveillés, voire pas encore arrivés… Seul le soleil réchauffe un peu l’atmosphère. Pourtant, ce groupe est extrêmement prometteur : Lefranc est entouré d’une rythmique solide (Joachim Florent et Emmanuel Scarpa), associée à Matthieu Donarier aux saxophones et clarinettes. La musique, entièrement composée par Lefranc, est d’une sérieuse complexité rythmique nécessitant une concentration de tous les instants. Donarier, quant à lui, s’appuie sur cette trame pour livrer des lignes mélodiques qui offrent un peu de respiration à cette musique relativement abstraite. Pierrick Lefranc, un peu en retrait, glisse quelques phrases ici et là, pose quelques accords mais laisse beaucoup de place à ses compagnons. On note que l’association Scarpa/Florent est formidable de puissance, d’équilibre et de finesse. Joachim Florent prend notamment un superbe solo qui prouve une nouvelle fois qu’il est l’un des bassistes qui comptent actuellement en France. Mais on reste un peu frustré : ce quartet au gros potentiel laisse l’impression que les musiciens sont dans la retenue, concentrés sur les partitions. À voir dans un cadre plus adéquat, en club par exemple, avec une musique laissant plus de place à l’expression personnelle, et plus de respirations.

Ex Novo

Magnetic Ensemble

L’électricité dans l’air et la menace de l’orage déroulent une piste d’atterrissage en or pour le Magnetic Ensemble, encore un ovni musical. Le but de ce quintet à rallonge est de retrouver la transe des musiques électro sans programmation, sans ordinateur, sans… électro. Le pari ne peut être tenu qu’avec des instrumentistes férus de musique répétitive jouée dans l’instant, contrairement à la techno, qui est enregistrée. C’est en concert que cette musique prend tout son sens. L’introduction, envoûtante, chauffe - un peu plus - le dance floor à ciel ouvert qu’est la scène Mix Jazz en cette dernière soirée.

Coutumier du fait (il est membre de Cabaret contemporain et de Jukebox) Fabrizio Rat distille ses rythmiques martiales sur piano préparé avec le regard hypnotisant qu’on lui connaît. Ce qui paraît simple ne l’est pas : tous doivent maîtriser effort et engouement sur la durée. En fond, les sons de l’attirail de Sylvain Lemêtre (vib, perc) donnent une touche féérique aux compositions. Devant, le capitaine Antonin Leymarie (percussions) mène la danse. Les nappes de cette transe technoïde instrumentale s’agrègent en un tapis qui, sous nos pieds, s’envole. La magie opère d’autant plus que Jeanne Added, revenue du festival Rock en Seine où elle partageait l’affiche avec Thomas de Pourquery (également membre régulier du Magnetic Ensemble), pose ici sa voix d’équilibriste. Celle qui termine le set sur le titre « Dancing Alone » procure au public les frissons nécessaires issus de l’émotion déchirante ou rassurante, mais toujours neuve, apportée à cette escalade en BPM contrôlés. Cris de joie : l’été est toujours là.

P.-S. :

2016 verra le trentième anniversaire de ce festival de jazz et Belle plaisance. On dit que le coup sera marqué. En tout cas, Nantes Métropole a augmenté le budget pour s’offrir un bel anniversaire, et les Ligériens seront comblés.

[1Même si l’on peut s’étonner du choix du lointain Lieu Unique pour ces concerts alors que le Pannonica, LE club de jazz de la ville, est à cinq minutes à pied de l’Erdre et pourrait trouver sa place dans ce festival.