Scènes

Respire Jazz : un éco-festival perché

Au sud d’Angoulême, un festival se déroule sur trois jours : Respire Jazz.


Encore une fois, c’est dans les petits festivals, fragiles et militants qu’on fait les meilleurs découvertes. Loin du tapage médiatique, des scènes fortifiées, des écrans géants et des vigiles assermentés, on assiste, entre amateurs (et ils étaient nombreux) à des moments de musique merveilleux. Simplement à portée des musiciens.

Bien sûr, le site y est pour beaucoup. Une ancienne abbaye nichée sur une colline surplombe toute la région. Des fondations du XIe siècle, ça force le respect. L’église, les communs, le réfectoire, les chambres, la grange… tous les bâtiments se serrent les uns aux autres et forment comme un petit village.
La pluie ayant rendu la scène ouverte impraticable, les concerts se déroulent dans la grange. En fait de grange, il faut imaginer une immense bâtisse de pierres charentaises, à la charpente foisonnante qui peut accueillir plusieurs centaines de personnes. Il y fait bon, nous sommes assis sur des bottes de foin, la chaleur est animale, la musique chaleureuse.

Le quintet Sfumato d’Emile Parisien est en tournée et se (re)structure en fonction des plannings des musiciens. Ce soir, c’est Julien Touéry – le pianiste historique d’Emile – qui prend la place de Joachim Kühn et c’est Florent Nisse qui assure la contrebasse habituellement tenue par Simon Tailleu. Le répertoire est celui du disque, donc en partie écrit par Kühn et Parisien. Comme la salle est pleine à craquer et que le public est déjà convaincu, tout le monde est à l’aise. La musique s’en ressent car les musiciens assurent presque deux heures de concert sans s’en rendre compte. Ils seront ovationnés debout.
Nisse a juste eu le temps de répéter « au téléphone » avec Emile Parisien, il découvrait donc en même temps que nous le déroulé du concert, mais ça ne s’est pas vu. Il s’est révélé plus qu’un simple remplaçant. Mário Costa, batteur portugais qui joue de plus en plus en France, a été d’une précision remarquable, jouant sans effet superflu, faisant de la très belle musique avec presque rien comme instrumentation. Son solo, presque uniquement sur la caisse claire et la cymbale charleston, m’a rappelé Max Roach dans le même genre de configuration.
Nous avons eu le privilège d’assister à des moments singuliers, lorsque Emile Parisien a invité sur scène le guitariste Pierre Perchaud aux côtés de Manu Codjia. A deux reprises, le duo de guitaristes a électrisé la musique et l’ambiance sur scène, se poussant du coude pour notre plus grand plaisir. Ce nouveau projet d’Emile Parisien, que ce soit avec la formation complète du disque (Michel Portal, Vincent Peirani et Joachim Kühn) ou en version légère, est très roboratif. Un régal.

Mais que faisait Pierre Perchaud sur scène ?
C’est qu’il assure la direction artistique de ce festival. Lui et les siens, sa famille, ses amis, les gens de la commune, l’association, tout le monde est sur le pont. Respire Jazz fait partie de ces petits festivals familiaux, militants et ruraux qui résistent aux grosses machines à laver les tourneurs. Ici pas d’Américains en tournée mais plutôt un choix équilibré entre succès attendus, surprises aventureuses et pari sur la jeunesse. Et le soir, on tape le bœuf entre copains. Eco-festival, on mange local et bio, on recycle, on trie, on laisse le moins d’empreinte possible.

On y entend des musiciens fraîchement sortis de l’école de musique Didier Lockwood. On y entend PJ5, lauréat de Jazz Migration, dont les exploits répétés sont abondamment documentés dans votre magazine et qui a joué, sous la pluie pour les spectateurs, un concert de bonne facture, compact et efficace, conséquence logique d’un groupe qui tourne soudé depuis plusieurs années.
Plus tard, le guitariste classique Nicolas Papin s’est produit dans le chœur de l’église romane, en acoustique juste avant le concert du trio de Paul Lay, avec Simon Tailleu à la contrebasse et Isabel Sörling au chant.
Le répertoire d’Alcazar Memories, composé par Paul Lay et écrit par Isabel Sörling, mêle chansons en anglais et suédois. Et par moments, des standards ou des chansons d’opérettes provençales. Un équilibre parfait entre les trois musiciens, des couleurs d’accords rondes et lumineuses, une musique aérienne, voilà ce qui compose les ingrédients de base de la recette.
Mais ce soir-là, il y eut un miracle.

Paul Lay Trio à Respire Jazz 2017

La grange était pleine, le foin dégageait une chaleur et une odeur âcre-douce, il y avait comme un air de crèche, de nativité. La lumière (comme pour les concerts précédents) était réglée avec goût et finesse par Noémie Mancia et, une fois encore, toute la science et la justesse du jupitérien Boris Darley ont été au service d’un son impeccable.

Et l’épiphanie eut lieu.

Isabel Sörling, déjà envoûtante, virevoltante, s’est transfigurée sur « The Man I Love » et d’un regard, d’une attaque à la voix ronronnante, a fait se dresser tous les poils de tous les bras du public. On a pu sentir une onde de plaisir traverser la salle. Dès lors, il n’y en avait plus que pour elle et les applaudissements fracassants ont été à la hauteur de l’émotion vécue.
On croyait le climax atteint, mais le rappel a été un moment de folie. Le trio de Paul Lay a proposé une relecture délirante de la rengaine « Le plus beau tango du monde » (Vincent Scotto / Henri Alibert). Voir Isabel Sörling se transformer en Tino Rossi, je ne pensais pas ça possible.
Elle l’a fait, avec grâce et malice.
« J’ai connu d’autres concerts à la ronde, mais mon cœur n’oubliera pas celui-là… »