Tribune

Retour sur Frank Wess (1922 - 2013)

Disparu récemment sans grand écho médiatique, Frank Wess (saxophoniste, flûtiste, compositeur) a tenu une place singulière dans l’histoire du jazz. En voici un portrait rapide et plutôt « projectif ».


Disparu récemment sans grand écho médiatique, Frank Wess (saxophoniste, flûtiste, compositeur) a tenu une place singulière dans l’histoire du jazz. En voici un portrait rapide et plutôt « projectif ».

Une belle longévité, déjà. Pilier de nombreuses séances d’enregistrement, un peu à l’image de Jerome Richardson (1920 – 2000) qui fut parfois son collègue de pupitre (également saxophoniste et flûtiste), Frank Wess a laissé un certain nombre de disques sous son nom, rares il est vrai, et aussi le souvenir de la paire qu’il forma avec un autre Frank (Foster, 1928 – 2011), chez Count Basie, au début des années 50. Pour mémoire, le fameux « Two Franks », enregistré par l’orchestre à plusieurs reprises entre mars et août 1954.

Mais je vais évoquer, et faire revivre un moment, le Frank Wess de mes jeunes années, celui qui jouait aux côté de Joe Newman, trompettiste lui aussi membre de l’orchestre de Count Basie, et que j’entendais dans un petit combo issu du big band. Parfois d’ailleurs, c’est Frank Foster qui le remplaçait, et nous apprenions alors à les distinguer, un bel exercice pour l’oreille, très formateur, car entre les deux Frank il n’y avait parfois pas grand-chose, mais ce petit rien faisait beaucoup dans notre mythologie personnelle.

Cela se passe en 1959 à Biarritz. J’avais acquis un 25 cm de la Guilde du Jazz intitulé Rompin’, sur lequel Joe Newman (tp, leader) était entouré de Frank Wess (ts, fl), Sir Charles Thompson au piano, Eddie Jones à la contrebasse et Shadow Wilson à la batterie. Et parfois, donc, Frank Foster, qui ne jouait, lui, que du ténor. Il y avait aussi Benny Powell au trombone. Cette musique sonnait moderne pour plusieurs raisons. D’abord, et manifestement, elle tranchait avec la relative lourdeur des rythmiques traditionnelles : la paire Eddie Jones/Shadow Wilson jouait d’une manière rebondissante, souple, « aérienne », comme il était écrit dans certaines notes de pochette, et le pianiste, un peu à l’image de Count Basie lui-même, laissait parfois s’exprimer à découvert cette pulsation discrète mais constante. D’autre part, les morceaux étaient d’inégales durées - allant de trois minutes, voire moins pour certains, à plus de dix. Cette nouveauté, qui était offerte aux musiciens depuis l’invention du 33-tours, nous semblait une sorte de signe parfait de la transgression, donc de la modernité. On pouvait s’exprimer longuement, sortir des cadres figés de l’ancien système, jouer à sa guise sur toute une face, ou au contraire sur une durée très réduite. Un pas de plus vers la liberté…

Frank Wess jouait de la flûte, instrument connoté « musique classique », et l’association avec la trompette bouchée (sourdine Harmon) de Joe Newman, dans l’exposé de « The Midgets » par exemple, sonnait pour nous comme comble de l’audace. Le morceau était vif, emballé, il contrastait avec d’autres pièces du disque, plus proches de l’esprit « jam session », qui nous évoquaient au contraire des ambiances plus mélancoliques. Quant à l’opposition entre les deux Frank, elle était assez simple à repérer : Foster jouait du ténor d’une manière plus engagée, plus « virile », il phrasait avec une certaine volubilité, quand Wess utilisait le même instrument de façon plus douce, plus « féminine », plus retenue. Et cela allait bien avec le fait de jouer de la flûte, parfois même de l’alto ! Foster nous faisait penser à Sonny Rollins, que nous commencions à écouter un peu (toujours un disque de la Guilde du Jazz, Hot-Cool-Moderne, pochette verte et blanche) ; tous deux étaient des disciples de Lester Young, mais chez l’un on trouvait des échos de Coleman Hawkins, et un peu moins chez l’autre, plus retenu.

Je dis « nous », car nous étions deux à posséder ce même disque. Il y avait donc un autre moi-même dans ce lycée en 1959. Nous échangions nos idées sur cette musique. Et sur ce qu’elle produisait sur nos âmes adolescentes. Dans mon souvenir (diffus), cet « alter ego » ressemble à Rimbaud. Et pourquoi pas ? Toujours aussi diffuses sont les images associées à lui et à nos échanges sur ce disque. Nous n’étions pas intéressés par le rock, ni par la chanson française. Notre intérêt pour le jazz n’était partagé que par très peu de personnes de notre âge, et (à notre connaissance) par aucune jeune fille. Le monde que nous avions construit autour du jazz était donc complet, comme on vient de le voir : Frank Wess était côté femme, Frank Foster côté homme, cet univers n’avait donc besoin d’aucun complément. Quand on dit que le jazz est « machiste », et en dehors des connotations bien connues de la chose, dont nous étions très éloignés, il faut préciser ; car en l’occurrence, nous étions seulement en attente d’accéder aux jeunes femmes, avec une certaine crainte, et beaucoup de respect. Rien de « machiste » là-dedans.

Et je constatai mon erreur un matin très tôt, quand une jeune fille que je regardais comme une princesse (elle était fort belle et avait un nom arménien) me confia un peu par hasard qu’elle écoutait avec ravissement un 17 cm (toujours de la Guilde du Jazz) de Cab Calloway ! Le temps d’établir un contact un peu plus rapproché, et la fin de l’année était en vue. Je n’ai jamais prolongé ce contact, ni creusé cette question : quand les femmes sont amateurs de jazz, elles le sont comment, avec quelles clés d’entrée, comment perçoivent-elles un solo, qu’est-ce qui a fixé leur jouissance sur cette musique ?

Remonter le cours du temps avec Frank Wess nous aura conduits bien loin de la carrière de celui qui fit beaucoup pour que la flûte soit reconnue comme instrument à part entière dans le jazz. Mais c’est ainsi qu’il est vivant pour moi, et que je me tourne de temps en temps vers lui. Nous avons besoin de ces « petits maîtres » (on dit parfois « seconds couteaux ») pour accompagner la cohorte des fondateurs, si grands que parfois, ils emplissent par trop notre espace. Ils ont servi le jazz, la musique, la musique des autres, tout un pan de l’art et de la culture, avec souvent une grande abnégation. On leur doit cette place.